Mangez des Pommes Bio – Entretien avec Bruno Pham (Akata)

A défaut d’un article sur la Japan Expo, je vous propose aujourd’hui un entretien réalisé avec Bruno Pham, membre d’Akata et acteur du marché français du manga depuis de nombreuses années. Au programme : des shôjo, du WTF, des pommes, Karakuri Circus (promis), et le plein d’anecdotes. Bonne lecture !

Gemini: Peux-tu nous parler de ton parcours, et nous expliquer comment tu as rejoint l’aventure Akata ?
Bruno Pham: Cela remonte à loin, maintenant. J’ai commencé par apprendre le Japonais au lycée, par correspondance, puis j’ai fait de l’associatif, j’ai rencontré pas mal de monde, j’ai créé plusieurs fanzines, j’ai aussi fait mon émission de radio, à Angers… Donc je me déplaçais pas mal en festival. J’ai fait Cartoonist, Japan Expo, BD Expo ; je tenais un stand, je vendais mon fanzine. Je suivais beaucoup ce que faisait Tonkam à l’époque, et quand Dominique et Sylvie [ndlr : Véret, co-fondateurs d’Akata et de Tonkam] sont partis, cela m’a interpellé, c’était curieux. Nous ne parlions pas encore trop de business, de parts de marché, et le jour où ils ont quitté leur entreprise pour en créer une autre, je crois que c’est la première fois qu’il y a eu un gros mouvement sur le marché du manga. Forcément, en tant que lecteur, tu te poses des questions. J’ai suivi leur nouvelle politique éditoriale, et je me suis très vite retrouvé en phase avec eux, car cela correspondait à mes goûts, ils avaient une vraie vision. Plus tard, j’ai croisé Sahé Cibot [ndlr : co-fondatrice d’Akata] au festival Harajuku, qui avait été créé par Delcourt et Akata pour les fanzines ; j’en ai profité pour l’interviewer, et nous avons sympathisé. L’équipe Akata avait alors besoin de quelqu’un pour s’occuper de leur site, j’ai postulé même si je n’avais pas les compétences ; j’étais en licence de chimie, j’avais quelques notions de programmation, en Pascal, en php, je me suis dit que je n’aurais qu’à apprendre s’ils me prenaient pour le poste. Finalement, mon profil ne correspondait pas à ce qu’ils cherchaient, mais ils m’ont proposé de m’occuper de l’éditorial du site. J’avais tout gagné : j’avais tenté ma chance, je ne savais pas faire de site web, mais c’est le rédactionnel que j’avais développé pour mon fanzine, mes prises de position, qui les ont intéressés, et cela m’arrangeait bien. Je bossais bénévolement ; en échange, je recevais leurs manga gratuitement. Nous nous entendions bien, je me suis déplacé quelques fois dans le Limousin chez Dominique et Sylvie, et j’avais atteint mon objectif, à savoir de mettre un pied dans l’industrie. Après ma licence de chimie, j’ai fait un DESS « Management des entreprises japonaises », en deux ans – une année en France, une année au Japon – tout en continuant de travailler pour Akata. J’ai fini mes études, puis je les ai contactés pour leur demander s’ils m’embauchaient ou si je restais à Tokyo pour trouver du travail. Ils m’ont dit de rentrer : j’étais engagé.

G: En quelle année ?
B: Je ne sais plus. Je dirais six ans après mon bac, donc 2006, mais je n’ai pas une bonne mémoire des chiffres.

G: A partir de quel moment as-tu commencé à travailler comme responsable éditorial, à choisir des manga ?
SubaruB: Déjà, quand je travaillais comme bénévole, je parlais à Dominique et Sylvie des manga que je lisais et qui n’étaient pas publiés en France. Evidemment, je ne choisissais pas, mais je proposais des titres que j’avais découverts au Japon, et je les défendais. Bizarrement, le premier manga que j’ai ramené pour Akata, je ne l’avais pas trouvé au Japon mais en Allemagne ; c’était Subaru. Je n’étais pas encore employé, j’avais eu un véritable coup de cœur. Tout le monde a kiffé le livre, et plus tard, c’est sorti ; commercialement, ce n’était pas une bonne idée, mais éditorialement, tout le monde était ravi. Après, même aujourd’hui, ce n’est pas moi qui choisis les livres, je n’ai pas ce rôle ; nous sommes plusieurs et il faut qu’il y ait un consensus en interne, que nous soyons plus ou moins tous d’accord pour faire une offre sur un bouquin. Quand tu intègres l’équipe Akata, tu participes au débat, et ton poids dépend de ta force de vente, de ton ancienneté, de ton énergie… Et évidemment, Dominique a le droit de mettre un veto ; s’il y a un titre qui ne lui plait clairement pas, ce n’est pas la peine d’insister. Ce n’est donc pas une fonction que tu occupes du jour au lendemain, c’est un processus graduel, il faut d’abord que l’on apprenne à se connaitre ; donc il n’est pas vraiment possible de dire quand j’ai commencé à choisir des titres. Dès le début, je parlais à Dominique et Sylvie des livres que j’aimais bien, et j’ai envie de dire que c’est une dynamique qui s’installe de plus en plus concrètement au fil des ans, en apprenant à se connaitre et à se faire confiance.

G: Peux-tu nous donner quelques titres que tu as proposés et qui ont été publiés ? Des exemples qui te tiennent à cœur.
B: Il y en a plein ! Drôle de Père, A Fleur de Peau, Puzzle, Comme elles, Lollipop,… Mais souvent, nous trouvons les bouquins à plusieurs ; nous entrons dans une librairie au Japon avec Dominique, nos regards se posent à gauche, à droite, et cela se passe dans la magie du moment. Par exemple, Zéro pour l’Eternité, c’est peut-être moi qui l’ai trouvé sur l’étal, mais après, c’est Dominique qui décide. Lorsque quelqu’un aime un bouquin et nous le fait partager, à la fin, tout le monde a envie de le défendre. Donc c’est compliqué de répondre, c’est avant tout un travail collectif. Et chaque livre est une aventure en soi, c’est une histoire unique, car il y a un vécu derrière : qui l’a amené, comment, qu’est-ce qu’on a mis dedans, à quel moment de notre vie nous l’avons découvert… Mitsuko Attitude, quand je l’ai trouvé, je l’ai vite montré à Dominique en lui disant que c’était l’histoire de la famille Véret en manga. Vraiment, chaque livre est rempli d’anecdotes comme ça ; ils correspondent tous à une partie de nous, à des rencontres humaines. En interne, on se dit parfois : « Ce titre-là, il dit quelque chose sur toi.»

Les Années Delcourt

G: Pendant longtemps, les lecteurs ont cru que Akata était le label manga de Delcourt, de la même façon que Kana pour Dargaud. Peux-tu nous expliquer quel était concrètement votre lien et la répartition des rôles entre les deux entités ?
B: Le lien, c’était un contrat entre deux entités distinctes. Là-dessus, nous avons toujours été clairs, nous avons toujours dit que nous n’étions pas un label, mais cela n’a pas été bien compris. Nous avions un contrat de directeur de collection. Chez de nombreux éditeurs, et notamment chez Delcourt, tu as pas mal de BD qui sont gérées par des directeurs de collection externes, qui ne sont pas salariés et touchent un pourcentage sur les ventes ; c’était le cas pour Akata, avec quand même une particularité : ce n’était pas un individu qui était directeur de collection, mais une entreprise. De mémoire, le contrat a été renouvelé deux fois. Quant à la répartition des tâches, elle était fluctuante. Je ne peux pas vraiment parler du début, car je n’étais que bénévole, mais toute la partie impression, par exemple, était gérée par Delcourt, de même que tout ce qui était un peu technique, comme la vérification des fichiers. Après, le planning, la coordination, la direction artistique, c’était Akata. Cela a évolué au fil des années, car cela dépendait de qui était embauché, de qui avait envie de partir… Quand Akata et Delcourt ont commencé à travailler ensemble, il n’y avait pas de responsable marketing pour le manga, mais par la suite, quelqu’un a été recruté pour s’en occuper pour Delcourt. Quoi qu’il arrive, il y avait du dialogue, dans les deux sens. A chaque fois que nous choisissions un livre, nous le présentions à Guy [ndlr: Delcourt], il disait oui ou non, et après, si on avait le contrat, il fallait le présenter en interne, à tout le monde : son contenu, son histoire, nos objectifs, pourquoi nous l’avions choisi, et nous soumettions toutes les idées que nous souhaitions voir utilisées pour la promotion. L’avantage, en tant qu’Akata, c’est que nous n’avions quasiment aucun frais : l’imprimeur, la traduction, tout cela était payé par Delcourt, donc nous étions dans une position assez confortable.

G: Quels sont les derniers titres sélectionnés par Akata et publiés par Delcourt Manga ?
B: Tous ceux de l’année dernière, déjà. Cela veut dire Shôjo Relook, Leçon d’Amour, Six Half, Crazy Zoo, Tokyo River’s Edge,… Et sur cette année, The World is still Beautiful, Marine Blue, et nous avions fait une offre sur Daytime Shooting Star que, manifestement, Delcourt n’a pas eu.

G: Donc Innocent et Rin, par exemple, ce n’est plus vous ?
B: Innocent et Rin, cela correspond à des offres qui ont été faites après notre départ. Mais pour Innocent, sans entrer dans les détails, nous avions fait une offre pour le sortir en tant que Akata.

G: Suis-tu le devenir du catalogue que tu as participé à créer pour Delcourt, ou bien considères-tu que cela appartient au passé et ne te concerne plus ?
B: En tant qu’éditeur, tu regardes ce qui se passe chez les concurrents, passé ou pas. Et en plus d’être éditeur, je suis aussi un lecteur, donc je regarde ce qui se passe chez Delcourt, tout comme je regarde ce qui se passe chez Ki-oon, Glénat, Kana, ou d’autres. Après, j’ai la chance de pouvoir lire des manga en Japonais, donc j’ai tendance à en lire de moins en moins en Français, parce que je préfère aller à la source. Sauf lorsque je suis flemmard. Après, forcément, c’est particulier de voir les titres qu’on a amenés chez Delcourt continuer sans nous. Des séries comme Love so Life, Lily la Menteuse ou les autres, j’aimais bien bosser dessus, travailler sur les couvertures. Mais ce n’est plus mon catalogue.

Akata, éditeur indépendant

G: Si tu devais définir une politique Akata, quelle serait-elle ? Ecologie et WTF ?
B: Ce dont je suis sûr, c’est que nous pouvons expliquer pourquoi nous avons fait chaque titre. La vraie vision Akata, c’est de vouloir apporter quelque chose au lecteur, et cela passe beaucoup par un volet social et écologique. La collection WTF a surpris tout le monde, car ce n’était pas forcément quelque chose qui collait à notre image. Mais je pense que ce qui définit le mieux Akata, c’est un engagement humain, social. Mettre l’humain au centre des choses.

G: Vous avez lancé vos premiers manga l’année dernière. Peux-tu nous parler de vos premiers résultats ?
B: Cela se passe plutôt pas mal. Après un an et demi d’activité, nous avons 0.9% de parts de marché. Dit comme cela, cela fait un peu ridicule, mais cela signifie que nous sommes déjà passés devant Taifu, Ototo et Komikku, en ne sortant que quatre livres par mois et sans fonds de catalogue. C’est quand même une belle prouesse. Après, ce qui nous intéresse vraiment, c’est la rentabilité de l’entreprise, afin de pouvoir payer les salaires. Pour ça, il faut des best-sellers, surtout que nous faisons des bouquins parfois un peu difficiles, qui peuvent potentiellement se vautrer. Mais je ne suis pas inquiet ; nous sommes à la campagne, nous avons des frais de fonctionnement qui sont moindres par rapport aux éditeurs parisiens. Là, notre gros succès, c’est Orange, ça cartonne, nous avons réimprimé le tome 1 déjà deux fois. Nous avons été rapides sur ce contrat, nous avons été rapides pour le sortir, j’y tenais beaucoup. Cela a été un drame pour moi, lorsque la série a été interrompue chez Shueisha ; je me suis dit « Putain, ils ont trop foutu la pression sur l’auteur ! », alors que son livre était vraiment un bijou de générosité, ça me faisait chier. Quand j’ai vu qu’elle allait reprendre chez Futabasha, j’étais trop heureux, car c’est un genre de bouquin précieux. Donc ouais, on n’a pas trainé, j’étais sûr de mon coup. Ensuite, il y a Magical Girl of the End, qui a été bien porté par la collection ; je ne suis pas sûr que nous aurions pu faire un coup comme ça, si nous l’avions sorti en tant que manga comme les autres, mais la collection a eu un effet très positif sur le titre. Mais nous avons aussi su le défendre, c’est un beau succès. L’autre succès surprise de l’année, c’est Ladyboy VS Yakuzas, je crois que je vais réimprimer le tome 1 d’ici Septembre. Et enfin, Moi, Jardinier Citadin fonctionne très bien aussi, nous avons réimprimé le tome 1 ; pour un bouquin vendu quand même 20€, c’est assez impressionnant. Dans une moindre mesure, des titres comme Daisy trouvent bien leur public.

G: Des déceptions ?
B: Grosse déception : les lancements du début d’année, donc Les Naufragés et Mes Années 80. C’est dur. Peut-être que le public n’est pas encore prêt, peut-être que nous n’aurions pas dû sortir les deux en même temps mais nous voulions profiter d’Angoulême. Je reste convaincu qu’il y a quelque chose à faire avec la BD asiatique, mais les grands formats, hors-manga, souffrent encore d’une mise à l’écart de la part d’un certain public et d’une certaine presse culturelle. Ces romans graphiques, comme on dit, j’y crois beaucoup, et je pense qu’avec un travail de fond, on va réussir. Mais là, c’est vraiment dur. Bienvenue au Club, aussi, même si ce n’est pas non plus aussi catastrophique. Après, c’est toujours pareil : on ne peut pas juste regarder les chiffres de vente, voir si cela se vend bien ; l’important, c’est d’être rentable, de fonctionner sur le long terme, et cela dépend des moyens investis. J’aurais aimé que Bienvenue au Club prenne un peu plus, mais nous avions l’expérience, chez Delcourt, de ce genre de titres ; comme Princess Jellyfish, qui a aussi du mal à s’imposer. Ces shôjo un peu post-modernes, nous savons que c’est difficile à vendre, mais nous sommes des psychopathes, nous aimons les défis.

G: En parlant de défi, Prisonnier Riku est votre première série longue. Les résultats sont-ils conformes à vos espérances ?
B: C’est encore un peu tôt pour faire un bilan, car le rythme mensuel la série crée une dynamique qui n’est pas évidente à cerner en terme de flux, d’envois et de retours. Ce qui est sûr, c’est que nous avons un public super fidèle dessus, et ça fait hyper plaisir. Les chiffres sont plutôt très encourageants, je ne suis pas inquiet. Avec un travail de fond, nous allons réussir à imposer ce titre. Il ne sera jamais dans le top des ventes, mais nous ne perdrons pas d’argent, voire nous en gagnerons. Il ne nous mettra pas en danger. C’est un putain de bon titre, et c’est un plaisir de le publier.

G: Vous semblez bénéficier actuellement d’une image positive, est-ce quelque chose que tu ressens de ton côté, et que cela se reflète sur vos ventes ?
B: Je le sens, je le sais, je vois bien que les gens nous soutiennent vachement. Et nous sommes reconnaissants, autant envers les gens d’Interforum qui ont tout-de-suite été là pour nous défendre, que les libraires, les journalistes, qui nous envoient parfois des messages super encourageants, et bien sûr les lecteurs. Je reviens de Japan Expo, je l’ai vu clairement. Après, est-ce que cela se ressent sur les ventes ? Forcément. Nous avons un public ultra-fidèle qui regarde ce que nous faisons. Nous n’avons aucun livre dans les top ventes, mais cela ne me traumatise pas plus que cela. Là, tout ce que j’ai envie d’exprimer, c’est de la reconnaissance envers ceux qui nous soutiennent à tous les niveaux, et qui nous encouragent. Cela fait un peu flipper, parce que derrière, tu n’as pas le droit de les décevoir, tu as la pression. Parfois, c’est difficile à gérer, car nous nous contentons de travailler comme on le sent, d’être nous-mêmes. Par exemple, pour la Japan Expo, nous avions peur de décevoir ; la première année, nous avions marqué le coup avec nos Magical Girls, nous avions fait venir Nikki Asada, on s’est débrouillé pour que les gens parlent de nous ; mais cette fois, je ne voulais pas faire revenir les mannequins, ça aurait été trop facile. Il faut faire des choses différentes tous les ans, sinon ce n’est pas drôle. Nous avions invité Kentarô Satô, mais il a refusé, donc j’étais un peu embêté. J’avais envie que le public soit content, je me suis demandé ce qu’il fallait faire. Japan Expo est un moment important de l’année, beaucoup de monde se retrouvent – même s’il y en a plein qui ne viennent pas – donc cela m’a foutu la pression, et au fil des jours, on s’est bougé pour trouver des idées et comment faire la fête.

G: Apparemment, les pommes bio ont bien fonctionné.
B: Les pommes, c’est parti d’un délire, c’était rigolo, et cela nous a permis de bien vendre Les Pommes Miracles à Japan Expo, ce qui est complètement improbable. Normalement, ce manga-là, à Japan Expo, si tu en vends quatre-cinq tu es content ; alors que là, il a fallu faire du réassort le Vendredi matin pour le week-end. Nous en avons écoulé une quarantaine grâce aux pommes ; ce n’était pas grand chose mais ça fait parler. Les pommes ont fait parler, mais pas que les pommes ; les casquettes, les capotes,… On s’amuse, on en a envie d’être dans l’échange avec les lecteurs, et cela passe par les goodies. C’est une manière de se voir et de discuter ensemble. Les casquettes, tout le monde les voulait, mais elles étaient en tirage au sort ; mon fantasme, ça aurait été d’en faire pour tout le monde, à l’achat du livre, mais nous n’avons pas les budgets. J’ai un peu ri jaune, car une semaine après que nous ayons eu l’idée des casquettes, Kurokawa annonçait les leurs, mais distribuées en librairie. Je ne peux pas faire la même chose, mais à Japan Expo et en tirage au sort, à notre échelle, c’est déjà énorme.

G: Lors d’un récent entretien avec Mangacast, Pierre Valls a déclaré que les lecteurs voulant l’ancien Delcourt Manga pouvaient se diriger vers Akata. Comptez-vous dessus ?
B: Ce n’est même pas que nous comptions dessus, c’est déjà le cas, de fait. Je pense que cela fait un an et demi que les gens qui suivaient Delcourt Manga nous suivent. Je le vois dans le soutien que nous recevons des lecteurs, des libraires, et des journalistes.

G: Akata a décidé de s’affranchir des classifications « shôjo » ou « shônen » dans ses collections. Est-ce bien accueilli par le public et les professionnels ?
B: Honnêtement, je n’ai pas de retour dessus. Nous n’avons pas encore communiqué à fond sur cet aspect, là nous nous concentrons sur le catalogue. Il est prévu que nous le fassions, dans les mois qui viennent, mais il faut d’abord laissé le temps au catalogue de se construire, que les gens comprennent bien la logique derrière. Quand je l’explique, aux journalistes ou aux lecteurs qui viennent nous voir en salon, ils comprennent de suite, ils nous disent que cela leur plait. Mais c’est un travail sur le long terme. Je ne suis pas persuadé que les libraires fassent attention aux classifications, et régulièrement, je vois en magasin des shônen qu’ils ont rangé parmi les seinen, ou même quelque chose qui a été classé shônen parmi les shôjo, parce qu’ils connaissent leur public et les gens qui passent dans leurs librairies, et qu’ils savent ce qu’ils recherchent. De toute façon, je pense que ces mots-là sont aujourd’hui dépassés. D’ailleurs, ils sont souvent très mal utilisés, et cela me fout en colère. Il y a beaucoup gens qui n’ont pas vraiment suivi ce que nous avons annoncé l’année dernière concernant nos collections, donc je reçois assez souvent la question sur Facebook ou Twitter : « c’est quoi le M sur le dos de vos livres, je ne comprends pas ? » Là, je leur envoie le lien vers la news où nous l’avons expliqué, et en général, ils comprennent bien. L’objectif, ce sera de communiquer dessus lorsque le catalogue sera prêt. Là, il est encore trop jeune. Par exemple, nous n’avons pas encore de bouquin classé S, mais cela va arriver avec Seki ; car même s’il peut être classé comme un seinen, c’est un livre qui peut être lu de 8 à 90 ans, donc le S va indiquer : « A partir de 10 ans, tu peux le lire. » C’est une classification qui nous donne de la flexibilité : ce sont avant tout des suggestions, c’est au lecteur de choisir. Si nous avions juste mis Seki dans une collection « Kids », cela aurait pu rebuter un public plus âgé.

G: Justement, à propos de Seki, peux-tu nous parler de vos prochaines publications ?
B: Donc la prochaine série, c’est Seki. Nous l’avions proposé à Guy Delcourt, mais pour le label Shampooing, de la même manière qu’on avait publié Mes Voisins les Yamada. Nous voulions créer une sorte de dynamique entre les différentes collections proposant des manga. Cela ne s’était pas fait. Nous en avons rediscuter entre nous, et nous nous sommes dit que la série irait bien dans la collection WTF. Nous l’avons signé il y a déjà pas mal de temps, mais les circonstances ont fait que nous avons d’abord publié Magical Girl of the End et Ladyboy VS Yakuzas. Pour l’instant, les lecteurs ont vu surtout le côté gore, le côté série B, mais le WTF ne se limite pas à ça, c’est plus large, et la collection va prendre une nouvelle orientation l’année prochaine. En tout cas, en ce qui concerne Seki, nous avons constaté que ce livre-là, même en Japonais, tu le mets entre les mains de n’importe qui, un Français, qu’importe son âge, il y a des moments où il va rigoler. Preuve que c’est une série pour toute la famille. Je suis content de la sortir, le public a bien réagi à l’annonce. A Japan Expo, tout le monde nous l’a réclamée, nous étions un peu surpris ; mais je ne veux pas faire d’avant-première à Japan Expo, afin de respecter les libraires qui nous soutiennent toute l’année, donc non, nous n’avions pas Seki. C’est pour la rentrée scolaire. On va bien rigoler. Vu le succès du titre au Japon, tous les éditeurs l’avaient regardé, mais personne n’avait osé le prendre ; ils devaient trouver ça trop particulier, alors que pour nous, c’est un vrai plaisir. Pour la fin de l’année, nous avons encore des nouveautés, mais nous ne sommes pas prêts à les annoncer, tout n’est pas forcément validé. On a un one-shot shôjo, en Septembre, qui est un recueil de nouvelles, mais plus dans l’esprit d’un Switch Girl ; cela va parler des apparences dans le monde moderne. Ensuite, on va faire un seinen. Mais franchement, on est des psychopathes, c’est un peu particulier, un vrai pari ; heureusement, il ne se fait que trois tomes, donc s’il se vautre, ce n’est pas trop grave. Il va tomber lors de la conférence sur le climat, à Paris, et ce sera le parfait moment pour sortir ce genre de manga documentaire, et aborder de vrais problèmes. On ne parle plus trop de Fukushima, alors qu’il reste beaucoup de choses à dire. Et ce sont les deux seules nouveautés qu’il nous reste à annoncer pour cette année. J’ai compté, cela nous en fait déjà onze dans l’année, c’est bien suffisant. Nous préférons y aller mollo, pour bien laisser le temps aux lecteurs et aux libraires d’assimiler nos livres, et nous reviendrons à la charge début 2016.

G: Avec Mishima Boys.
B: Oui, voilà. Mais Mishima Boys, c’est encore une drôle d’histoire ; comme chacun de nos livres, c’est une aventure humaine. Il y avait pas mal d’éditeurs intéressés. Nous avons passés quelques jours avec Eiji Otsuka ; c’est quelqu’un qui a une véritable vision éditoriale, il a envie de tester des trucs, de casser les frontières des genres. Dans Mishima Boys, il y a des choses qui sont tabous au Japon, notamment des attentats contre le prince héritier, qui est aujourd’hui l’Empereur, ce n’était pas publiable. Donc, cette année, il est venu à Angoulême avec un plan précis : trouver un éditeur français pour Mishima Boys, et ainsi s’assurer d’avoir par la suite un éditeur japonais pour le publier là-bas ; ils ne pourraient pas se permettre de ne pas sortir un manga qui sortirait en France, ce serait la honte. Nous avons fait part de notre intérêt, il a été séduit par notre collection Roman Graphique du Monde, dont le but est avant tout de publier de bonnes BD même si elles ne ressemblent pas à des manga, et c’est une démarche qui l’intéresse car il souhaite lui-même orienter sa carrière dans cette direction, dans les années qui viennent. Il a d’ailleurs commencé, avec Unlucky Young Men qui va paraitre chez Ki-oon. Pour lui, MDP Psycho et compagnie, ce ne sont pas ses « vraies » œuvres, ce n’est pas ce qui fait de lui un artiste ; donc il espère que les lecteurs vont le suivre sur Mishima Boys et Unlucky Young Men, qui correspondent vraiment à la nouvelle orientation de sa carrière, même si elles sont moins grand public. Là, il a envie de raconter autre chose. Je crois que sa vision de ce que sont un auteur ou un éditeur est très proche de celle d’Akata.

G: J’allais te demander si Akata allait publier des titres refusés par Delcourt à l’époque, mais à priori, avec Seki, j’ai ma réponse.
B: Voilà [rires].

G: D’autres titres qui ne seraient pas passés à l’époque et que tu souhaiterais relancer ?
B: Je ne sais pas. Il faut aussi savoir vivre avec son temps, surtout en ce moment. Nous avons eu une réunion éditoriale encore toute à l’heure, et il y a vraiment trop de livres bien au Japon. Il y a toujours autant de bonnes nouveautés qui sortent, mais nous n’avons pas un planning extensible, les lecteurs n’ont pas un budget extensible, de même pour les étagères des libraires. Donc revenir sur des titres refusés par Delcourt, je ne sais pas si c’est pertinent, en terme de dynamique éditoriale. Après, je ne connais pas par cœur la liste de tout ce que Guy a refusé ; il avait de bonnes raisons, de toute façon, et il a parfois accepté des trucs tellement particulier et difficile à vendre. Il ne faut pas vivre dans le passé, il faut aller de l’avant, et je tombe toutes les semaines sur un livre que j’aurais envie de publier. Seki, c’est un peu l’exception, car il est en cours au Japon, nous le lisons encore. En fait, il n’y a pas de règles, seulement des exceptions ; aujourd’hui, je dis que nous ne reviendrons pas sur des titres que Guy a refusé, mais cela peut changer, seul l’avenir nous le dira.

G: Y a-t-il des titres que vous voudriez publier, mais vous vous le refusez en pensant que cela ne va pas fonctionner ?
B: C’est une discussion que nous avons à chaque fois en interne. Il faut réussir à trouver un équilibre financier, sinon l’entreprise est morte. Quand nous savons qu’un titre est particulièrement difficile, nous faisons une estimation des coûts, et nous déterminons à quel moment nous ne perdons pas d’argent. Et non à quel moment nous commençons à en gagner. A partir de là, si le risque est trop important, nous diminuons nos coûts, et nous modifions notre offre, nous proposons moins de royalties aux Japonais, pour qu’au moins nous ne perdions pas d’argent. Mais des bouquins trop invendables, nous savons que nous ne les ferons pas. Par exemple, il ne faut pas me demander de reprendre Karakuri Circus ; il s’est vendu à moins de mille exemplaires par tome, il en compte une quarantaine au total, ça ne sert rien, on sait que ça ne marchera pas. Nous ne pouvons pas l’assumer financièrement en tant qu’éditeur, et même concernant le planning, cela représente trop de tomes. Cela nous plomberait. Mais c’est un cas extrême. Lorsque nous allons annoncer notre seinen anti-nucléaire d’Octobre, les autres éditeurs vont nous prendre pour des fous, mais nous avons calculé de sorte de réussir à ne pas perdre d’argent, et c’est un vrai défi. Ladyboy VS Yakuzas, ce n’était pas gagné d’avance ; lorsque nous l’avons annoncé, je me suis dit que nous risquions d’avoir de gros problèmes avec celui-là, cela aurait pu être un énorme flop. Cela ne nous a pas empêché de nous lancer. Nous sommes obligés de raisonner en terme de survie de l’entreprise, mais si vraiment un titre nous tient à cœur, s’il n’est pas trop long, nous essayons d’aller dessus. Mais un truc comme Karakuri Circus, ce n’est même pas la peine.

G: En crowdfunding ? [rires]
B: Pour 43 tomes, il faudrait beaucoup d’argent ! [rires]

Parlons Shôjo !

G: Dans l’industrie du manga en France, tu as la réputation d’être le Monsieur Shôjo. Mais « Monsieur Shôjo », ce n’est pas un peu paradoxal ?
B: Je ne sais pas si c’est paradoxal. Le public aime mettre les gens et les choses dans des boites, mais Monsieur Shôjo, je ne vois pas le problème. J’aime bien le shôjo, c’est un genre que j’apprécie particulièrement, car pour moi, l’éditorial au Japon bouge grâce aux femmes. Et pas uniquement à travers les shôjo. Soryô Fuyumi a fait Mars, maintenant elle écrit Cesare. Il y a pas mal de femmes qui ont commencé avec des shôjo, et qui derrière écrivent les seinen qui cartonnent. Mais je n’aime pas que le shôjo. Bon, il y a un genre qui m’ennuie profondément, dans sa majorité, c’est le shônen contemporain. Par contre, avec le seinen, je prends mon pied, avec des titres comme Zéro pour l’Eternité, comme Ladyboy VS Yakuzas, ou comme Syndrome 1866. Après, il y a une réalité, c’est que les gens qui travaillent dans le manga, en France, ont une vision biaisée du shôjo, ou cela ne les intéresse pas. Et moi, comme j’aime ça, très vite, j’ai été catalogué « shôjo ». J’ai un vrai background dessus, j’ai mon réseau au Japon, j’ai passé énormément de temps à faire des recherches, à potasser des livres sur le sujet, et à discuter avec des gens, donc c’est un genre que je connais bien. Cela détonne dans l’industrie française, car ceux qui publient les shôjo ne s’y intéressent que d’un point de vue commercial, et pas d’un point de vue culturel.

G: Justement : pour toi, qu’est-ce qu’un shôjo ?
B: Une BD faite pour un magazine classé shôjo au Japon.

G: C’est tout ?
B: Il y a des spécificités narratives ; c’est moins vrai dans certains titres modernes, mais le shôjo place l’humain au centre. Et c’est ça qui est passionnant. Cette capacité à faire s’exprimer l’intériorité des personnages, à travers les monologues intérieurs, c’est un des outils narratifs du shôjo manga. C’est d’ailleurs ce que pense Naoyuki Ochiai, l’auteur de Syndrome 1866 : il a été profondément influencé par le shôjo, c’est un grand fan de Nishi Keiko. Que tu prennes de la science-fiction, de la fantasy, ou du quotidien, tu sens les personnages, et c’est ça le shôjo. Cela nous parle car ils mettent en scène des personnages qui semblent proches de nous. Cela se ressent d’autant plus dans les titres contemporains, car les auteurs de shôjo sont les plus réactives à ce qui se passe dans la société. Mais il y a aussi beaucoup de titres à mettre à la poubelle.

G: Quelle image te renvoit actuellement le marché français des shôjo ?
B: La comédie pouffiassique, ou en tout cas romantico-gnangnan, est aujourd’hui sur-représentée. C’est une réalité. Mais c’est compliqué : les éditeurs peuvent avoir la meilleure bonne volonté du monde, si personne n’achète derrière, ils n’y peuvent rien. Après, au Japon, la partie romantico-triangle amoureux-gnangnan est ultra présente, la partie pouffiassique aussi ; elles font parti du shôjo, il ne faut pas non plus les dénigrer. Il faut de tout pour faire un monde. Simplement, je crois que c’est une question de mesure et de bon équilibre. En France, c’est déséquilibré, on n’a qu’un tout petit panel de ce qui sort réellement au Japon, et culturellement, humainement, et artistiquement, c’est dommage.

G: Et pour Akata, pour des raisons commerciales, ce n’est pas forcément possible de proposer des titres trop atypiques pour le marché français ?
B: J’estime que jusqu’à présent, nous n’avons fait que des shôjo atypiques. En faire plus, à moins de ne publier que du shôjo – puisque nous voulons rester sur un nombre limité de tomes par mois – cela va être difficile. La question, nous nous la sommes forcément posée. Pour moi, cela a été très frustrant, à une époque, chez Delcourt ; j’arrivais à sélectionner des shôjo qui avaient un ton, qui avaient quelque chose à dire, mais je savais que je devais trouver des séries qui, potentiellement, allaient avoir un succès commercial. Donc lorsque je présentais un titre plus atypique, c’était mort d’emblée. Avec Akata, nous nous sommes demandé comment nous voulions envisager le marché shôjo. A nos débuts, il y a eu des réalités, des contrats qu’il fallait signer rapidement, des éditeurs qui prenaient du temps pour nous répondre, alors que je voulais en sortir vite. Cela va sembler bête, mais je voulais en sortir avant la fin de Switch Girl. C’était psychologique. Et je pense que nous avions besoin d’envoyer un message fort aux lecteurs, leur dire que nous allions être présents sur ce secteur. Parmi tous les bouquins qui nous sont passés entre les mains, nous avons fait une sélection de trois titres, et dans le lot, il y avait Journal d’une Fangirl et Bienvenue au Club, qui étaient aussi les deux moins « faciles ». Journal d’une Fangirl, le public ne le sait pas, et je ne voulais pas communiquer dessus car cela aurait eu un impact en terme d’image, mais il n’a pas fonctionné au Japon. Le tome 1 est le seul à avoir été imprimé là-bas, et ça me faisait chier car j’aime bien le travail de l’auteur, depuis sa première série. Celle-ci a tenu quelques temps, même si je pense qu’un tome supplémentaire n’aurait pas été de trop. Mais concrètement, le tome 1 est sorti en librairie, et la suite uniquement en numérique. Cela n’a pas fonctionné, tant pis, je voulais le faire quand même. Au final, il s’agit d’un projet totalement atypique, car les tomes 2 et 3 n’existent pas au Japon, et le tome 1 ne se trouve probablement plus. C’est dommage, car j’adore ce manga, ce qu’il raconte, les personnages, et les parti-pris esthétiques de l’auteur, donc le défendre de cette façon, cela m’a fait super plaisir. Quant à Bienvenue au Club, c’est aussi un parti-pris, il n’y a pas de gros enjeux romantico-je t’aime moi non plus, il mise tout sur l’ambiance, sur un graphisme particulier, avec une narration propre à Nikki Asada. Elle n’utilise pas la double page, mais souvent une simple page pleine de profil, ce qui est rare. Sa manière de faire des aplats de noi, c’est aussi unique. C’est marrant, car nous avons signé cette auteur avant que sa carrière explose au Japon.

G: Avec Hibike! Euphonium ?
B: Pas vraiment. Sur Hibike! Euphonium, elle a juste illustré les romans, et créé le chara design des personnages, qui a été énormément repris dans l’anime. Surtout, elle a signé avec Kodansha, pour qui elle a deux séries en cours plus une troisième déjà finie, et elle travaille en parallèle pour Kadokawa… Sa carrière a explosé. Donc pour moi, même si son bouquin a du mal à trouver son public en France, c’est la preuve que nous avions raison d’aller dessus, d’autant qu’elle possède une vraie vision du shôjo, que l’on ne trouve pas en France. Cela peut être déstabilisant. Ensuite, nous avons fait Daisy. Pareil, c’est atypique. Même si des manga comme celui-ci, nous en faisions beaucoup à la grande époque, chez Delcourt, avec des Comme elles, des Lollipop, nous avons toujours été proches de ce genre de bouquin. Cela faisait longtemps que j’adorais le travail de Reiko Momochi, ses séries se trouvaient en Allemand, en Anglais,… Je ne sais pas pourquoi nous ne l’avons pas publiée chez Delcourt, en fait ! Sans doute les plannings chargés. Ce n’était jamais le bon moment… Elle a écrit Daisy lorsque nous sommes devenus indépendant, et la thématique était tellement Akata que nous n’avons même pas hésité. Cela m’a fait vachement plaisir. Le côté shôjo écolo, nous en avions fait quelques-uns chez Delcourt, comme Global Garden ou Mitsuko Attitude, donc pour nous, ce n’était pas non plus nouveau. Mais c’était à contre-courant, et nous le revendiquons. Nous l’avons fait avec des partenariats presse, de vraies cautions journalistiques, Karyn Poupée, des experts du nucléaire en France, nous étions à fond dans le projet. Pour Orange, j’ai joué la carte de la science-fiction, car ce manga, c’est ça : la science-fiction au service des personnages, au service de l’ambiance. Nous avons continué avec Double Je, qui est plus axé polar. Donc jusqu’ici, j’estime que nous n’avons publié aucun shôjo « classique ».

G: Il y a deux ans, tu avais salué la sortie d’un premier manga de Keiko Nishi en langue française, à savoir Ane no Kekkon chez Panini Manga. Aujourd’hui, le manga est à l’arrêt après seulement trois tomes sur les huit que compte la série. Chronique d’un échec annoncé ?
B: Chronique d’un échec annoncé chez cet éditeur, en tout cas. Nishi Keiko, c’est une auteur qui m’a été refusé à plusieurs reprises, mais en interne ; je crois même que cela n’est jamais arrivé jusqu’à Guy. C’était trop particulier. Il y avait quelque chose à faire avec elle, mais pas comme ça… J’y crois toujours, à Nishi Keiko, mais je n’aurais pas commencé avec ce manga-là, il n’aurait pas fallu laisser le titre en Japonais… Quand j’ai fait Puzzle, j’avais dans l’idée de lancer Nishi Keiko derrière. Notamment avec sa série Stay, qui est un peu comme Puzzle : un portrait croisé de plusieurs personnages. Puzzle a eu du mal à trouver son public, cela ne nous a pas poussé à faire Stay. Ni même la série qu’elle a écrite juste avant Ane no Kekkon, qui avait pourtant fait parler d’elle dans la presse japonaise. Mais là, vu comme cela a été fait chez Panini, c’était un échec annoncé. Ce genre de bouquin, il faut savoir le défendre. Je pense pourtant que son style graphique a évolué, par rapport à ses débuts, et parait aujourd’hui suffisamment moderne pour pouvoir être apprécié par des lecteurs français.

G: D’après un numéro récent de l’émission Infrarouge, le fantasme actuel, chez les jeunes femmes, est celui du mâle ultra-dominateur. Est-ce une tendance que tu retrouves sur le marché français du shôjo ?
B: Oui, d’une certaine manière, et c’est bien triste. Ce n’est pas ma génération, mais celle d’internet, donc je ne sais pas si ce que dit cette émission est véridique, mais tu as des réalités comme le succès de 50 Nuances de Grey, qui te donnent des envies de suicide. Je dirais qu’il y a, globalement, une vulgarisation de la société, voire une « viandisation » de la société ; pendant longtemps, nous avons vu des femmes à moitié à poil utilisées comme faire-valoir, et aujourd’hui, une des conséquences d’un féminisme pas toujours adéquat, c’est que nous voyons le même phénomène avec des hommes. Désormais, hommes comme femmes, nous ne sommes plus que des objets utilisés pour le marketing, des morceaux de viande. Cela me désole de voir des bouquins comme 50 Nuances de Grey qui cartonnent, et cela me désole de voir certains shôjo cartonner, qui ne sont vraiment pas bien pour des jeunes filles. Sans entrer dans les détails, au Japon, de nombreuses auteurs sont consternées par ce qui se passe actuellement dans le milieu du shôjo : pour intégrer certaines publications pour adolescentes, il faut que la romance se déroule sans accroc, car la vie est dure, donc il faut faire rêver ; mais pour faire rêver, il faut des mâles ultra-dominateurs qui cautionnent le viol – bon, je dis ça, mais je publie Ladyboy VS Yakuzas – et des héroïnes que cela ne dérange pas, ce qui pose de nombreuses questions. C’est pour cela que nous avons publié Parapal, pour réfléchir sur la sexualité, et je regrette vraiment que les gens ne l’aient pas compris ; enfin, surtout l’ancienne équipe d’un magazine, car une grande partie des lecteurs, eux, ont compris. Parapal, nous l’avons fait pour ça : pour réagir à cette nouvelle orientation de l’éditorial shôjo, pour apporter une réflexion aux lectrices. C’était déjà le cas dans Comme elles, d’ailleurs : cette série parle des conséquences d’un viol sur une jeune lycéenne, de comment cela détruit sa vie, et elle met douze tomes à s’en remettre. Aujourd’hui, je regrette qu’il existe, autant au Japon qu’en France, des shôjo où les filles se font violer, sans que cela ne les gène ; je n’ai pas envie qu’ils fassent croire aux jeunes filles que ce n’est pas grave si elles se font violer.

G: Tu dirais qu’il y a un effet 50 Nuances de Grey sur le marché shôjo ?
B: Je ne sais pas, je dirais surtout que son succès est révélateur de l’état de la société. Un éditeur qui ne s’intéresse qu’à la rentabilité, si son public achète des shôjo dans cette veine-là, il lui vend simplement ce qu’il réclame. Mais ce n’est pas directement l’influence de 50 Nuances de Grey. Ce qui fait marcher ces livres, ce sont la perte des valeurs, l’aculturation, et le capitalisme érigée en idéologie dominante. Les gens n’ont plus le recul nécessaire.

G: Dernière question. Si tu pouvais publier un shôjo inédit en France, lequel choisirais-tu ?
B: Kaze Hikaru. Il ne sortira jamais en France. C’est Lady Oscar chez les Shinsengumi, avec quarante tomes, quelque chose comme ça. Et comment c’est trop bien, comment c’est trop invendable, comment il y a trop de tomes ce n’est même pas la peine. A l’époque, nous avions fait une offre chez Delcourt, mais que nous avions heureusement annulé, car cela n’aurait jamais marché. Il valait mieux… Ce n’était pas raisonnable, et aujourd’hui, ça l’est encore moins.

G: Tu aurais eu au moins un client !
B: Je ne suis pas sûr que Guy l’aurait assumé jusqu’au bout de toute façon. Takeo Watanabe est une grande auteur, elle a commencé la série en 97, mais c’est une série fleuve que nous ne connaitrons jamais en France. Il y en a d’autres. Kaze Hikaru, il y a le côté samourai, historique, c’est très Akata, mais ce n’est même pas la peine.

Un grand merci à Bruno Pham pour cet entretien.

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7 commentaires pour Mangez des Pommes Bio – Entretien avec Bruno Pham (Akata)

  1. a-yin dit :

    Je régirai peut-être plus tard mais déjà, merci pour cette excellente interview ^^ .

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  2. Bobo dit :

    Il y avait une image d’Onmyoji donc j’ai cru que ça allait en parler mais non. Le piège !

    Sinon, j’ai du mal à voir un « engagement humain, social » dans Ladyboy vs Yakuzas. Et quand je vois son discours sur le viol, je me demande bien où est passé la cohérence…

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  3. Cyril dit :

    La comparaison entre Ladyboy et les shôjos pourris évoqués par Bruno Phâm (dont les mangas de Minami Kanan sont la pire illustration) me paraît assez biaisée. Les simples intentions des auteurs, qui sont visibles dans les mangas qu’ils dessinent, suffisent à montrer la différence.

    Dans les mangas de Kanan, on a une histoire d’amour avec une fille soumise, qui ne se rebelle jamais, qui subit des viols ou tentatives de viol et divers chantages mais va pardonner à leur auteur parce que c’est une preuve d’amour, parce qu’il a eu un passé sombre… Et le garçon, du point de vue de l’auteur (qui est imposé au lecteur) va être plaint et excusé pour ces mêmes raisons. Et les deux se mettront probablement en couple à la fin (je n’ai jamais réussi à aller au-delà du tome 1 d’un Kanan mais l’intrigue est cousue de fil blanc dès le début et les critiques de manga-news vont dans ce sens).

    Ladyboy est complètement différent : certes, le viol n’est pas traité de façon sérieuse et grave (d’autres mangas le font). Mais d’une part, ça ne me dérange pas parce que ce manga n’est pas sérieux ou réaliste mais parodique, se moquant de façon déjantée des oeuvres de type survival. D’autre part et contrairement aux shôjos mentionnés ci-dessus, les violeurs ne sont pas présentés comme de gentils garçons aimant et sachant mal manifester leurs sentiments. Ce sont juste des tarés dangereux et décrits comme tels et pour lesquels on n’a aucune sympathie. Quant à Kôzô, il/elle est loin de se laisser faire, réagit, doute, prend des décisions, se bat…Tout le contraire de ce qu’on voit dans certains shôjos merdiques.

    Pour la partie « engagement humain, social », je n’en vois pas non plus dans Ladyboy. Mais il y en a dans d’autres mangas d’Akata. Tous les titres proposés par l’éditeur ne sont pas du même type et c’est tant mieux. Pour moi, Ladyboy est un manga défouloir et rigolo par son absurdité. Je n’y cherche pas un aspect social ou une réflexion comme dans Daisy ou Seediq Bale, pour prendre 2 autres exemples de mangas Akata.

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  4. Bidib dit :

    Merci pour cet interview. Intéressant

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