Nos Âmes Enflammées : Homura va rallumer le feu !

L’apparente surproduction actuelle du marché français du manga fait qu’il devient difficile – voire impossible – de suivre l’actualité. Ainsi, je n’avais jamais entendu parler de Nos Âmes Enflammées et de son autrice Ringo Star Tsuru avant qu’une amie ne me prête l’unique volume qui compose la série. La couverture aurait pourtant pu m’attirer, de même que sa publication dans un magazine à destination d’un public féminin adulte : le Comic Essay Gekijô. Magazine dont je n’avais pas plus entendu parler que de son autrice ; alors que, contrairement à ladite autrice, il ne s’agit pourtant pas de son premier titre proposé en langue française.

J’en viens à me demander comment Glénat a réussi à trouver ce manga, mais il s’agit d’une bonne surprise de la part d’un éditeur dont la politique éditoriale me parle beaucoup moins depuis quelques années. Mon appréhension quant à cette maison d’édition et le format font toutefois que, même si j’avais eu connaissance de sa sortie en France, je ne l’aurais probablement pas pris. En effet, Glénat propose Nos Âmes Enflammées dans un format large et épais, similaire à ce que nous pouvons désormais trouver chez Panini Manga pour leurs rééditions de 20th Century Boys ou encore Eden (ainsi que pour des séries inédites). Un format que je n’apprécie guère, dans la mesure où il ne m’offre pas un bon confort de lecture. Ces tomes volumineux ont tendance à s’accumuler sur ma pile de lecture, faute d’une motivation suffisante pour m’y lancer, même quand la série me passionne. Un format qui, pourtant, a aujourd’hui tendance à se répandre sur le marché français. Dans la mesure où je ne souhaite pas encourager une telle tendance, je préfère faire l’impasse sur les titres concernés – après tout, nous avons déjà suffisamment à lire – à moins qu’ils m’intéressent particulièrement.

Dans le cas précis de Nos Âmes Enflammées, le format trouve malgré tout une forme de justification. En effet, l’histoire s’apprécie d’autant mieux comme un tout, chaque histoire pouvant être connectée aux autres, et le volume se terminant par un bref aperçu des différents protagonistes quelques années plus tard. Donc s’il aurait sans doute été possible de sortir deux tomes simples plutôt qu’un pavé de plus de 400 pages, cela permet de mieux apprécier le titre dans sa globalité.
Mais je m’aperçois ne pas avoir présenté la série comme il se doit. Nos Âmes Enflammées, de quoi ça parle ?
Homura est une entité se nourrissant de la « flamme » au cœur de chaque individu. Plusieurs personnes chez qui cette flamme s’apprête à s’éteindre verront ainsi Homura apparaître devant elles pour empêcher que cela se produise.

Nos Âmes Enflammées s’organise comme une succession de récits en un ou deux chapitres. Il arrive qu’un récit change de personnage principal d’un chapitre à l’autre, mais tous conservent le point commun d’avoir rencontré Homura.
A travers ses protagonistes, la série nous parle essentiellement de la place de la femme au sein de la société japonaise moderne, mais elle abordera aussi d’autres sujets connexes, comme l’expression de genre considérée comme non-conforme, à la fois chez des personnes assignées homme ou femme. Nous suivrons ainsi une femme au foyer, une mère célibataire et son fils, une femme dont la carrière est entravée par les hommes dans son entreprise, ou encore un lycéen adepte du maquillage. Comme indiqué tantôt, il arrive que certaines personnes se croisent, sans forcément avoir conscience du lien qu’elles partagent grâce à Homura.

La métaphore de la flamme est transparente : elle peut se comprendre comme le « feu sacrée », la motivation, la volonté d’aller de l’avant quoi qu’il en coûte. La plupart du temps, il s’agira donc pour Homura de remotiver les personnages, plus rarement d’agir comme un esprit vengeur (et malgré tout bienveillant).
Tous se sentent bloqués dans une situation inextricable, contraints par leur entourage et le système dans lequel ils évoluent, et cela leur cause une grande souffrance. Parce que leur bonheur paraît s’éloigner, parce qu’ils perdent tout espoir, leur flamme s’apprête à s’éteindre. La rallumer signifie insister malgré tout, se confronter aux normes établies voire s’opposer aux personnes profitant du système actuel.

Vous l’aurez compris, Nos Âmes Enflammées s’attache à dénoncer les injustices frappant les personnes assignées femmes ainsi que celles sortant des normes de genre, constituant ainsi une œuvre progressiste. Elle fait ainsi écho à une autre nouveauté de Glénat : Gene Bride, qui sous un vernis de mystère confronte son héroïne à de nombreuses difficultés – harcèlement, remarques sur son apparence, infantilisation – au quotidien et dans son travail, pour la seule raison qu’il s’agit d’une femme.
Toutefois, la mangaka a parfaitement conscience qu’elle présente ici des solutions individuelles à des problèmes collectifs : il faudrait changer la société elle-même pour que la flamme de chaque personne puisse continuer à brûler librement. Et nous pouvons parfaitement imaginer que, si les individus dépeints dans ce manga essayent de s’émanciper, il en existe bien d’autres qui ont fini broyés et préféré rentrer dans le rang, quitte à souffrir en silence.

Nos Âmes Enflammées fût une très belle lecture, en nous proposant un vaste éventail de personnages attachants, dont les problèmes peuvent résonner avec notre vie quotidienne, et sachant faire preuve de volonté pour surmonter les obstacles dressés devant eux. L’autrice arrive à les rendre crédibles et vivants, faisant que nous avons envie de savoir comment ils vont évoluer, et de voir s’ils arriveront à s’épanouir au sein de leur environnement sans pour autant devoir renoncer à ce qui les caractérise. Si cela peut parfois manquer de crédibilité, cela s’avère globalement satisfaisant ; toutes les injustices ne disparaissent pas forcément, mais à la fin de chaque histoire, les personnages ont changé.
L’autrice nous offre des personnages au physique élancé, à l’apparence plus mature et aux traits moins exagérés que ce que nous pouvons trouver dans une grande partie de la production manga ; des caractéristiques que nous voyons finalement assez souvent dans les manga destinés à un lectorat féminin adulte. Mais si ce dessin paraît représentatif de cette production, il ne s’agit pas pour autant d’une caricature du genre. Certaines rares cases m’ont rappelé le style graphique caractéristique de Natsume Ono, dans les visages et les expressions des personnages. Une source d’inspiration pour Tsuru Ringo Star ? Hormis le découpage des cases, elle ne cherche pas le trait parfaitement droit, la forme géométrique froide et impersonnelle, et préfère un dessin fait de courbes et de légères imperfections, beaucoup plus vivant. Les apparitions de Homura lui donne en outre l’occasion de basculer dans un monde onirique plus propice à l’imagination.

Si je devais faire un reproche à la série, c’est qu’elle n’est pas forcément très subtile dans sa façon de dénoncer les problèmes qu’elle dépeint. En même temps, au-delà des parcours de vie qu’elle nous propose de découvrir, cela semble bien être le but recherché. Mais si je le souligne, c’est qu’il s’agit d’une constante parmi les manga récemment publiés en France et abordant des thèmes similaires. Gene Bride s’avère en réalité encore moins subtil. Est-ce une nécessité pour toucher un public perçu comme ne pouvant pas (on ne voulant pas) identifier ces problèmes ou les considérer comme tels ? Ou bien, cela témoigne-t-il d’un ras-le-bol chez ces femmes mangaka, facilité voire encouragé par leurs magazines de publication dans un contexte d’ouverture (progressive) de la parole chez les personnes concernées ?
Cette approche « rentre-dedans » pourra rebuter les lecteurs·ices qui pensent ne rien à avoir à apprendre sur ces sujets, pour qui ceux-ci sont déjà suffisamment traités dans les manga publiés en langue française – Glénat n’étant pas la seule maison d’édition à proposer de tels titres – qui s’en foutent, ou qui ne supportent pas (ou plus) de lire des manga dessus.
Ce serait dommage car, si le message demeure important, il s’agit avant tout d’un excellent titre nous invitant à suivre le quotidien de personnages apprenant à accepter leurs envies et leurs sentiments, et à prendre confiance en eux pour surmonter leurs difficultés.

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