Chainsaw Man : Autopsie d’une horreur trop réelle

L’édition 2022 du Festival International de la Bande-Dessinée d’Angoulême proposait une exposition consacrée à Tatsuki Fujimoto. Honneur étonnant pour un jeune mangaka (il est né en 1992) avec deux feuilletons à son actif (plus quelques séries courtes), mais reflétant l’impact des titres en question – notamment sur les nouveaux responsables de la partie « manga » du Festival.
Ne le connaissant alors que de nom et de réputation, ce fût l’occasion pour moi de le découvrir, et de m’apercevoir que ses thèmes de prédilection, ses influences, tout cela pouvait parfaitement me parler. Il ne m’aura fallu que quelques jours pour enchaîner les onze tomes de Chainsaw Man.

Chainsaw Man se déroule dans un monde où les démons existent et peuvent s’en prendre à la population. Denji vit une existence misérable, obligé de rembourser les dettes contractées par son père avant sa mort, ce qui le pousse à devenir chasseur de démons. Pourtant, son seul compagnon, sa seule source de réconfort, est aussi un démon du nom de Pochita. Trahi et laissé pour mort, Denji va fusionner avec Pochita pour devenir Chainsaw Man.

Chainsaw Man apparaît d’entrée comme un plaisir à analyser, à disséquer, l’artiste n’hésitant pas à balancer ses influences ; qu’il s’agisse d’une tronçonneuse héritée du cinéma bis américain, d’un sens de la mise-en-scène rappelant Tsutomu Nihei, d’un mal-être (adolescent) digne de celui dépeint par Inio Asano, d’un bestiaire de créatures dont certaines ne sont pas sans rappeler le travail de Mike Mignolia, et ce jusqu’à une citation aussi épique qu’incongrue de Sharknado. Les textes accompagnant l’exposition évoquent aussi l’apport de Shuzo Oshimi (que votre serviteur n’a jamais lu). Enfin, certaines représentations du héros rappellent le trait de Q Hayashida sur Dorohedoro.

Sauf que tout cela ne possède qu’une importance relative. Car si cela peut informer sur certaines spécificités de ses œuvres, encore faut-il connaître les sources en question pour vraiment en apprécier l’influence. Il apparaît donc plus intéressant de décrire lesdites spécificités. Comme la façon qu’il possède de figer le temps lors de certaines scènes. Comprenez par là qu’en représentant une action sans recourir aux procédés graphiques habituels permettant de symboliser le mouvement – ou alors en ne les utilisant que sur des éléments spécifiques dans l’image – il donne l’illusion de capter un instantané de la scène. Sachant qu’en appliquant cette technique lors de moments particulièrement marquants, il en décuple la puissance évocatrice ; comme si l’action représentée était trop rapide et fugace pour être saisie par l’œil humain.
Il recourt à d’autres techniques pour suggérer la brutalité d’une action, ou encore pour montrer qu’un personnage n’a rien à faire dans l’environnement dans lequel il évolue (en utilisant un dessin légèrement différent selon ce qu’il représente dans l’image). Il lui arrive aussi à quelques rares moments de dépeindre des scènes absurdes, mais dont le côté incongru ne fait finalement que renforcer l’altérité de ce qu’il représente (tout en rendant ces moments immédiatement iconiques).

L’exposition s’ouvrait par ces mots : « Bienvenue dans le chaos ». Mais si Chainsaw Man peut effectivement donner cette impression de prime abord, est-ce réellement pertinent ?
Le monde créé par l’artiste s’avère au contraire très ordonné et régi par des règles strictes, dont il ne diverge que rarement – et qui, justement, emprisonnent les personnages. Tout repose ainsi sur la notion de « contrat ». Avec les yakuzas que Denji doit rembourser, ou avec les démons, lesquels prêtent leurs pouvoirs aux humains contre diverses contreparties ; étant entendu que plus un individu recherche un pouvoir puissant, plus il devra sacrifier des choses précieuses à ses yeux pour l’obtenir. Un principe pouvant rappeler les facultés de Darker than Black (demandant de remplir des conditions plus ou moins sévères pour s’activer) ou l’échange équivalent de Full Metal Alchemist.
Un tel concept possède un fort potentiel malsain et horrifique, puisque nous imaginons aisément quel genre de contreparties des démons pourraient demander. D’autant plus que Fujimoto se montre rapidement versé dans le « body horror », une forme horrifique reposant sur l’altération du corps humain – que nous retrouvons notamment dans les premiers films de David Cronenberg ou chez ceux des sœurs Soska – et pouvant donner des résultats particulièrement perturbants. Un peu comme un rendez-vous chez le dentiste tournant au bain de sang.
Le design des personnages participe à cet effroi constant, en présentant des chasseurs de démon souvent blessés et mutilés, et dont les stigmates peuvent tout autant provenir de leurs combats que des contrats passés.

Sa publication dans le Shônen Jump constitue une surprise, même si elle souligne aussi une évolution de sa ligne éditoriale, et se situe ainsi dans une continuité.
Nombre de séries publiées dans le magazine impliquent de la violence, mais celle-ci s’exerce le plus souvent de manière ciblée et limitée. Seuls les personnages directement impliqués dans l’action vont en souffrir, et lorsque l’un des principaux protagonistes meurt en raison de cette violence, sa disparition se fait traditionnellement de manière épique. En outre, nous trouverons fréquemment des moyens de restaurer l’intégrité physique des victimes de cette violence (en dehors des antagonistes), voire même de les ressusciter (Dragon Ball a fait école). Les personnages ne ressortiront pas spécialement traumatisés par leur expérience. Paradoxalement, cette violence peut donc être qualifiée d’inoffensive. Cela n’a pourtant pas toujours été ainsi, preuve en est que le Shônen Jump a un temps hébergé le travail de Go Nagai, pour qui la violence doit choquer afin d’être porteuse de sens.
Parmi les titres en cours (depuis très longtemps), Hunter X Hunter détonne – en particulier dans son arc des Kimera Ants – en sacrifiant ses personnages, parfois de manière graphique et cruelle. La morale de la série peut d’ailleurs être perçue comme ambiguë, notamment car son héros Gon est plus mû par la curiosité que par un véritable sens du bien et du mal. Mais depuis quelques années, le phénomène se répand dans les pages du magazine. Impossible d’imaginer que les dégâts provoqués dans My Hero Academia épargnent systématiquement les populations civiles, là où la série commençait de manière anormalement légère compte-tenu des règles régissant son univers. Si Undead Unluck possède un ton résolument comique, là encore, les populations innocentes subissent de plein fouet de nombreux désastres ; et au moins deux des héroïnes ont causé la mort de toute leur famille en raison de leurs pouvoirs incontrôlables, qu’elles vivent comme des malédictions. Surtout, Demon Slayer et The Promised Neverland s’ouvrent sur le massacre sanglant d’enfants, et il devient rapidement évident que n’importe quel personnage important pourra succomber. Ces deux séries n’hésitent pas à mélanger leur violence à l’horreur – une horreur psychologique plus que réellement gore – et à confronter leurs protagonistes au pire.

Chainsaw Man s’inscrit dans cette lignée. Sa violence n’a rien d’inoffensive, et n’hésite pas à enchaîner des éléments jadis tabous dans le Shônen Jump, du moins celui des années 1990/2000. Un personnage à priori amené à être récurrent peut mourir de façon particulièrement dégueulasse en l’espace d’un chapitre. Les enfants n’ont pas plus de raison d’être épargnés par un démon que n’importe quel passant ; au contraire, il s’agit même de mets de choix. Les contrats passés avec des démons – nécessaires pour les combattre – impliquent des conditions souvent extrêmes, entraînant morts et mutilations. Et si Denji possède le pouvoir de survivre à tout, cela ne concerne pas ses proches, pouvant à tout moment finir estropiés à vie, quand ils ne vont pas tout simplement mourir atrocement – parfois par sa faute. Survivre à cette destruction systématique de son environnement apparaît alors pour le héros comme une malédiction.
Tout cela s’avère cohérent : les démons fonctionnent comme des métaphores de catastrophes naturelles, et celles-ci n’ont aucune raison d’épargner qui que ce soit (ce que le personnage de Muzan explicite d’ailleurs dans Demon Slayer). Alors oui, quand Denji chevauche un requin dans un typhon, cela peut paraître cool, rappeler une comédie américaine, mais ce serait passer à côté de l’essentiel : le typhon s’abattant sur Tokyo, et les conséquences pour ses habitants.

Tout participe dans Chainsaw Man à créer un malaise de tous les instants. Avant même l’apparition de Chainsaw Man, Denji mène une vie de misère, où survivre chaque jour s’apparente à un miracle, et où – à seulement 16 ans – il a vendu plusieurs de ses organes. Une situation aucunement liée à la présence des démons, mais bien à celle des yakuzas et des dettes contractées par son père. Ce qui la rend finalement crédible ; Chainsaw Man n’est pas la seule œuvre décrivant les systèmes d’usure japonais, et la vente d’organes pour subvenir à ses besoins n’a malheureusement rien d’un mythe dans de nombreux pays. Au contraire, ici, l’aspect fantastique – la présence de démons – représente pour Denji une porte de sortie, en lui fournissant un compagnon d’infortune et une maigre source de revenus. Là où les démons représentent plutôt la source de tous leurs maux pour la majorité des personnages. Le bonheur de Denji fait donc le malheur de n’importe quelle autre personne dans son monde, mais parce que lui n’a jamais rien possédé que les démons auraient pu lui prendre.
Denji rêve d’un meilleur quotidien, ce qui pour lui passe par des petits bonheurs simples : une tartine avec quelque chose dessus, ou se rapprocher d’une personne de sexe féminin. Ce dernier point l’obsédant, plus parce que symbolisant une « vie normale » que pour une question de libido. Et il n’est pas dit que les femmes qu’il croisera dans son périple se révéleront à la hauteur de ses fantasmes.

Ceci dit, se pose une question fondamentale : et si le principal sujet de Chainsaw Man était Tatsuki Fujimoto lui-même ?
Bien sûr, toute œuvre de fiction reflète la personnalité de leurs auteurs ou autrices, du moins tant que leur nombre reste suffisamment limité pour ne pas aboutir à un amalgame de toutes leurs sensibilités. Il deviendra dès lors possible d’y retrouver – consciemment ou non – leur vision du monde, les effets de leur éducation, leurs vues politiques, leurs thèmes de prédilection, leurs sources d’inspiration,… même si un filtre peut toujours s’exercer de manière plus ou moins forte sur une œuvre ; par exemple via un responsable éditorial, qui pourra au besoin calmer les ardeurs des mangaka. Néanmoins, cela ne signifie pas pour autant qu’ils et elles constituent le sujet principal de leurs travaux, comme une sorte de psychanalyse sur papier.
Pourtant, il s’avère tout-à-fait possible de parler de soi à travers le divertissement. Le monde du jeu vidéo indépendant offre quelques exemples marquants. Sous ses allures de jeu de plate-forme exigeant, Céleste évoque la dépression et de la transidentité de sa créatrice Maddy Thorson, à travers le personnage titre. Le héros de Super Meat Boy est – littéralement – un écorché vif, se servant du sang suintant de ses plaies pour avancer, reflétant ainsi les propres traumatismes d’Edmund McMillen.
Et ce qui vaut pour le jeu vidéo fonctionne aussi pour les manga. D’une série à l’autre, Yuu Watase va ainsi ressasser encore et encore les mêmes obsessions, laissant peu de doute sur son expérience personnelle tant elle s’emploie à évoquer l’harcèlement scolaire et la trahison des personnes les plus proches de ses personnages principaux.

En partant du principe que Chainsaw Man parle avant tout de son auteur, que révèle-t-il sur celui-ci ?
Déjà, que Tatsuki Fujimoto ne donne pas un très grand crédit aux êtres humains en général. Loin d’être altruistes, les chasseurs de démons combattent généralement pour des raisons égoïstes : l’argent pour certains (les indépendants), la vengeance pour la plupart (ceux employés par l’état). Ce qui vaut aussi pour Denji, se souciant finalement peu du bien-être de la population, et ne voyant que son confort à court terme. Pourtant, ils restent mieux lotis à ses yeux que les yakuzas, qui loin de la vision romantique (voire chevaleresque) de certaines œuvres, ne pensent ici qu’au profit et au pouvoir, quitte à faire subir à son héros un quotidien pire que la mort.
En outre, sa façon de traiter le corps humain, en le mutilant et le transformant de toutes les façons possibles et imaginables, semble témoigner d’un mal-être profond, comme une haine de son propre corps.
Autant dire que Tatsuki Fujimoto ne va pas bien ! Confronté à un monde fait de haine, de violence absurde, et de catastrophes naturelles, coincé dans une prison de chair qu’il ne peut qu’altérer sur le papier, tout en condamnant son héros à survivre aux disparitions cruelles de toutes les personnes proches de lui. Si Chainsaw Man reflète son âme, alors celle-ci est torturée. Mais c’est aussi car il met à nu cette âme sous la forme d’une série d’action efficace qu’il arrive à transcender le genre et à apporter un titre marquant et mémorable.
Cruel, sanglant, désespéré, et malsain, Chainsaw Man sort radicalement des canons du Shônen Jump, et se démarque au sein de la production actuelle.

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