Entre nos mains – l’amour sera-t-il le plus fort ?

Makimura n’a jamais pu oublier Midori, son amour du lycée. Elle la retrouve plusieurs années plus tard, enceinte et fiancée. Cette rencontre fortuite va les pousser à s’interroger sur leur ancienne et future relation.

Je suis peu de vidéastes, podcasts ou blogueurs·ses spécialisés·ées en manga. Cela peut avoir un intérêt concernant des sujets spécifiques – comme l’histoire du médium – mais en termes de prescription, je préfère de loin me référer à des personnes que je connais.
Jocelyne Allen fait figure d’exception. Canadienne travaillant comme traductrice auprès d’éditeurs anglophones de manga – elle s’occupe notamment des œuvres de Junji Ito, mais est aussi souvent sollicitée pour des séries abordant des thématiques LGBT+ – elle passe une bonne partie de l’année (hors pandémies) au Japon. Là-bas, elle parcourt les librairies à la recherche de nouveautés et de classiques à découvrir, avec une prédilection marquée pour les femmes mangaka, s’adressant de préférence à un lectorat féminin adulte. Elle partagera ensuite ses lectures les plus marquantes sur son blog : Brain vs Book. Or, force est de constater que nos goûts se rejoignent souvent concernant cette catégorie précise de manga. Et si elle se désole que la majorité des titres et mangaka évoqués·ées restent inédits·es en langue anglaise, il n’en va pas forcément de même en France.

Lorsque je lis son blog, je repère régulièrement des séries ou des artistes que je souhaiterais découvrir à mon tour. Et lorsqu’un éditeur – le plus souvent Akata – annonce une nouveauté, il arrive que je l’aie déjà dans mon viseur (ou à défaut son autrice) grâce aux articles de Jocelyne Allen.
Battan compte justement parmi ses artistes fétiches. Il me tardait donc de lire Entre nos mains, dont le premier tome vient de sortir.

Akata se distingue parmi les éditeurs français en raison de plusieurs spécialités clairement identifiées. A ce titre, Entre nos mains pourrait apparaître comme étant caricaturalement un manga Akata, tant nous pourrions le rapprocher de Si nous étions adultes de Takako Shimura et Autour d’elles de Shino Torino. Outre la présence de duo féminins adultes – s’interrogeant sur la possibilité d’être ou non en couple – nous retrouvons des thématiques communes : la pression de la société, le besoin de rentrer ou non dans le moule – quitte à renier ses propres désirs – mais aussi la parentalité. Comment vivre sa non-hétérosexualité quand votre entourage attend de vous que vous vous mariez et fondiez une famille ? Sans parler de relations qui ne sont pas toujours faciles en raison des personnalités de chacune.

Dans Entre nos mains, nous suivons tour à tour Makimura et Midori, même si Makimura semble dans un premier temps devoir en être l’héroïne. Une structure permettant d’explorer le point de vue de chacune sur leur quotidien dans le Japon contemporain, leurs souvenirs partagés, et leur rapport au couple.
Makimura est célibataire, suscitant les remarques (innocentes) de ses collègues à ce sujet. A ce stade, nous ignorons si elle a connu d’autres relations depuis le lycée (y compris avec des hommes), ou si elle a préféré y renoncer faute de temps – entre ses études longues et son travail. Autre possibilité : son manque de temps pourrait n’être qu’une excuse, car elle ne peut tout simplement pas faire le deuil de sa relation avec Midori. En tout cas, elle ne semble pas douter de son homosexualité, discutant régulièrement de ce sujet avec une de ses amies.
Leurs retrouvailles montrent clairement combien elle tient encore à son ex copine, au point de prendre à la fois comme un plaisir et une torture certains comportements de Midori, se rapprochant d’elle pour ensuite suggérer qu’elles ne pourront jamais redevenir un couple.

Midori ressemble physiquement à un chat, avec ses yeux en amande et ses petites canines saillantes (une fantaisie vraiment bien venue la part de l’autrice), et a tendance à se comporter comme tel. Insaisissable, il est difficile de deviner ce qu’elle pense – du moins quand Battan n’adopte pas son point de vue – et si elle se rend compte à quel point elle manque à Makimura (et à quel point le moindre geste de sa part peut lui donner de faux espoirs).
Des deux, c’est elle qui a souhaité rompre à la fin du lycée, expliquant qu’il était temps de devenir adultes ; ce qui pour Midori signifiait mariage et enfants. Est-ce que leur couple n’était vraiment pour elle qu’une passade, ou a-t-elle décidé de ne pas assumer ses préférences pour se conformer à une image attendue de la femme ?
Fiancée et enceinte, elle paraît heureuse de prime abord, avant de dévoiler qu’il ne s’agit que d’une façade. Alors que les personnes qu’elle croise se réjouissent pour sa future maternité, elle éprouve du mal à exprimer le bonheur qui semble attendue de sa part. Quant à son fiancé, il ne s’agit clairement pas du prince charmant. Entre ses désirs (qu’il lui reste encore à exprimer) et ce qu’elle perçoit comme des obligations, que va-t-elle choisir ?

Dans Entre nos mains, Battan aborde plusieurs sujets : l’injonction au couple (hétérosexuel) pour les femmes, l’injonction au bonheur des femmes enceintes et des jeunes mères, mais aussi la charge mentale et la (mauvaise) répartition des tâches domestiques au sein des couples hétérosexuels.
Pour faire passer son message, Battan peut manquer de subtilité. Ainsi, elle fera dire au fiancé dans une même case que Midori a de la chance de se la couler douce puisqu’elle ne travaille plus qu’à mi-temps, puis lui demander d’aller faire la cuisine quand elle aura fini d’étendre le linge… Soulignant bien que non seulement il ne perçoit pas ces tâches comme du travail, mais qu’en plus, sa maternité ne devrait nullement l’empêcher de les accomplir.
Cela peut donc être perçu comme un défaut, mais l’objectif de la mangaka semble ici de présenter ces problèmes à un public néophyte, et non à des personnes au fait de ces sujets. Quitte à les balancer en pleine figure au lectorat.

Dans le même ordre d’idée, le fiancé est un sombre connard. Nous devons comprendre que les rêves de Midori et la pression qu’elle ressent sont tellement forts qu’elle accepte le traitement souvent dégradant et toujours laxiste de son conjoint. Dans un mouvement de colère, il la frappe. Et il ne devrait pas lui falloir plus d’un tome pour la tromper. Ou se situe le point de rupture, et existe-t-il seulement un point de rupture pour Midori, un moment où son bien-être et sa santé prendront le pas sur son besoin d’une vie dans les normes ?
Nous pourrions rapprocher son petit ami de celui de l’héroïne de Make up with mud (un autre connard de compétition) : les mangaka forcent le trait, afin de dénoncer les mécanismes des relations toxiques. Tout en sachant que tous les petits amis abusifs ne le sont pas forcément aussi ouvertement, et donc aussi faciles à identifier.

Néanmoins, nous ne pouvons pas reprocher à la mangaka de traiter ces problématiques, importantes et trop rarement mises en lumière dans les manga publiés en France. Ce qui permet de faire passer la pilule.
En donnant tour à tour la parole à Midori et Makimura, Battan aborde des sujets différents de manière harmonieuse. Evidemment, je vois très bien comment j’aimerais que la série finisse. Mais est-ce que l’autrice fera le choix d’une fin heureuse et satisfaisante, ou préférera-t-elle une issue qu’elle juge plus réaliste, quitte à ce qu’elle soit aussi plus cruelle ? Une des forces de ce premier tome, c’est justement qu’il ouvre la porte à ces deux possibilités.
Mais il ne s’agit pas de sa seule force. Makimura est attendrissante, dans ses réactions face à Midori ; même si nous comprenons aisément sa frustration, devant une femme qui semble inconsciemment jouer avec ses désirs. Nous sentons son amour pour elle, mais aussi sa difficulté à lui exprimer ses sentiments. Une case en particulier nous la montre rougir jusqu’aux bouts des oreilles (le trait de Battan rend ses personnages très expressifs). Inutile de rajouter la moindre parole, elle ne ferait que gâcher le moment.
Midori, quant à elle, semble dans un premier temps avoir choisi la solution de facilité, et profiter de la présence de Makimura à ses côtés. Mais en apprenant à la connaître, en suivant son point de vue, nous nous rendons compte que son apparente nonchalance n’est qu’un moyen de défense. En réalité, elle est parfaitement lucide sur sa situation, mais souffre en silence. J’espère de tout mon cœur que son fiancé se prendre un retour de bâton cosmique dans la figure.

Malgré tout, elles arrivent à trouver de petits moments de bonheur, dans leurs souvenirs et leurs retrouvailles, et donnent vraiment envie de les soutenir dans leurs tourments au quotidien. Jusqu’à ce que, nous l’espérons, elles arrivent à trouver un équilibre épanouissant.
Le dessin est superbe, là encore dans la lignée de titres dans la même veine publiés par l’éditeur français. Nous pourrions même nous étonner qu’il soit aussi lumineux, par rapport à ce qu’il raconte. C’est même assez littéral : quand Makimura regarde Midori, elle la voit briller de mille feux. En tout cas, il s’agit d’un plaisir pour les yeux. Battan maîtrise sa mise en page et arrive à nous transmettre avec tendresse tous les sentiments de ses deux héroïnes.
Entre nos mains fût une superbe lecture, malgré le côté très « rentre-dedans » (même si parfaitement compréhensible) de la mangaka, et une situation forcément délicate à suivre. Mais elle arrive à créer une forte empathie pour les héroïnes, donnant d’autant plus d’impact aux moments où elles arrivent à se retrouver. J’espère sincèrement qu’elles arriveront à trouver le bonheur, même si je ne suis pas certain qu’il s’agisse du dénouement le plus crédible. En tout cas, je serai là pour la suite, et lorsque l’autre manga de l’autrice – Jalouses – nous arrivera en librairie.

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2 commentaires pour Entre nos mains – l’amour sera-t-il le plus fort ?

  1. Hervé Brient dit :

    Un bien beau billet même si ça manque d’illustrations. Par contre, ça ne m’a pas donné envie de lire la série du fait d’un dessin qui ne m’inspire pas et du manque de subtilité (si tu le souligne, j’imagine que c’est parce que ça y va à la truelle) annoncé. Dans le genre, j’ai lu l’excellent (mais tellement mal édité) « Que reste-t-il de nos rêves ? » de Yumi Sudō, et je pense que je vais en rester là…

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