J’♥ la Traduction

Depuis 2018, le Prix Konishi récompense la meilleure traduction d’un manga en Français. Car s’il est facile de critiquer les séries mal traduites – ou du moins perçues comme telles – les belles traductions méritent tout autant, sinon plus, que nous nous arrêtions dessus.
Aujourd’hui, je vous propose un cri d’amour à cette profession, à travers six artistes dont les travaux m’ont particulièrement plu.

Area 51 de Masato Hisa. Traduction : Wladimir Labaere & Ryoko Sekiguchi.
En tant que réalisateur, Quentin Tarantino est connu pour parsemer ses films de références plus ou moins visibles. Références qu’il conviendra pour les traducteurs et adaptateurs de retranscrire dans les versions étrangères de ses long-métrages.
Il s’agit d’un exemple extrême et bien connu, mais il va sans dire que le même phénomène peut aussi s’appliquer dans les manga et l’animation japonaise. Avec deux difficultés supplémentaires : les références purement japonaises difficiles à identifier pour les Occidentaux (comme de vieilles émissions TV) et la prononciation japonaise, laquelle peut engendrer une confusion entre le r et le l, ou entre le b et le v.
Savoir que Char Aznable tire son nom de Charles Aznavour n’a pas grande importance car cela ne change rien au scénario de Mobile Suit Gundam. A l’inverse, que le pseudonyme d’une des héroïnes d’Oreimo fasse référence à celui de ce même Char Aznable dans Mobile Suit Zeta Gundam possède effectivement son importance ; car cela nous en apprend plus sur elle et ses goûts, et car le pseudonyme en question peut se prononcer de différentes façons. En l’occurrence, le traducteur français de l’anime d’Oreimo était passé complètement à côté de la référence, et transforma la pauvre Saori Bajeena en Saori Vagina. C’est moche.
Autre exemple : la majorité des noms dans Saint Seiya ont une signification. Or, autant Aioros ne veut rien dire, autant Aiolos désigne le Dieu du Vent de la mythologie grecque.
Bien entendu, à l’impossible nul n’est tenu. Si un traducteur peut faire des recherches dans un domaine donné afin d’utiliser des termes appropriés, il peut très bien ne pas être versé en Grec ancien ou en série de mécha des années 80, et ne même pas voir qu’il y a une référence à retranscrire.
Dans ces conditions, j’estime que les manga de Masato Hisa font partie des plus compliqués à traduire. Ce mangaka serait en quelque sorte l’équivalent nippon de Quentin Tarantino, dans le sens où non seulement il a la référence facile, mais ses passions recouvrent le kaiju eiga, les westerns italiens des années 60/70 ou les comics de Frank Miller. Ses planches sont souvent remplies de détails obscurs ou de blagues dissimulées, en faisant un cauchemar à retranscrire dans une langue étrangère.
Pour Area 51, particulièrement riche et référencé, Wladimir Labaere a bénéficié de son statut particulier : à la fois traducteur – avec Ryoko Sekiguchi – et responsable éditorial, cela lui permit de régulièrement interroger l’auteur pour confirmer telle ou telle inspiration. Il n’en demeure pas moins un travail colossal, à même de contenter les cinéphiles les plus déviants qui pourraient tomber sur cette série en Français. Et comme j’en fais partie, des idées aussi foireuses que « La Plaine du Dernier Jour de la Colère » ne pouvaient que me faire trépigner de plaisir.

BL Métamorphose de Kaori Tsurutani. Traduction : Géraldine Oudin.
Si je présente dans cet article des titres par ordre alphabétique, vous vous doutez bien que BL Métamorphose est celui que j’ai découvert le plus récemment, puisque le premier tome vient juste de sortir au moment où j’écris ces lignes.
Si le manga fût si plaisant – un véritable coup de cœur – c’est bien entendu grâce à son autrice Kaori Tsurutani, mais aussi parce que la traduction ne vient pas gâcher l’ensemble (comme cela peut parfois être le cas) et au contraire accompagne le récit avec une grande délicatesse. Le choix des mots, le langage châtié et légèrement daté de son héroïne, tout cela fonctionne à merveille. Ses réactions à la lecture de son premier Boys Love s’avèrent particulièrement savoureuses, pour s’achever sur un « bonté divine » qui fera date tant nous atteignons ici une certaine idée de la perfection, dans un manga correspondant lui-même à une certaine idée de la perfection. Difficile de faire plus adéquat.
Séduit par le texte français dans son ensemble, par le naturel avec lequel les mots s’enchainaient et le plaisir que je prenais lors de ma lecture, j’ai tenu à vérifier qui s’occupait de la traduction. Habituellement, c’est à ce moment que je découvre le nom de Miyako Slocombe (voir plus bas). Surprise, ce ne fût pas le cas. A la place, je trouvais pour la première fois celui de Géraldine Oudin, que je ne connaissais pas. Et pour cause : si j’en crois Manga-News – qui depuis peu indique aussi le nom des traducteur·ice·s, une excellente initiative – il s’agissait du premier manga que je lisais dont elle signait la traduction.
S’il est évident que je ne lirai pas une série simplement pour la qualité de sa version française, j’espère la retrouver sous peu sur d’autres titres.

Eclat(s) d’âme de Yûki Kamatani. Traduction : Aurélien Estager.
Il est fatalement des séries plus compliquées à traduire que d’autres. Parce qu’impliquant un vocabulaire très technique – je n’ai pas eu l’occasion de vérifier qui s’est occupé de Moyasimon*, mais cette personne mérite tout mon respect – ou pour toute autre raison. Eclat(s) d’âme représente un défi car consacré à des questions particulièrement sensibles, à destination notamment d’un public concerné par lesdites questions, et abordant entre autre le sujet de la transidentité. Autant dire qu’il ne fallait pas se louper, par exemple s’agissant de l’utilisation du genre approprié pour chaque protagoniste ; ou pas, lorsqu’un interlocuteur se trompe justement dans les pronoms, consciemment ou non. Etant plutôt sensibilisé sur le sujet, si je suis sorti de ma lecture d’Eclat(s) d’âme sans sauter au plafond, c’est nécessairement que la traduction fût une réussite.
Néanmoins, celle-ci pose la question du rôle de la maison d’édition dans le processus de traduction, Akata étant connu pour son implication concernant les thématiques LGBT+. Nous pouvons estimer que ses responsables auront donné des instructions précises au traducteur et relu consciemment chaque ligne de texte.
Toutefois, cela me donne l’occasion de souligner le travail d’Aurélien Estager, un traducteur que je trouve à part. Selon les désidératas de son employeur, il peut fournir aussi bien un travail avant tout agréable à lire, qui se contenterait d’accompagner le récit, ou une version française recourant à un style plus personnel, peut-être plus atypique, en tout cas mémorable. Il est tout indiqué pour les séries humoristiques reposant largement sur les jeux de mots – je suis navré, mais « Shadow of the coloscopie », je crois que je ne m’en remettrai jamais – pour un résultat surprenant. Sa philosophie sera toujours d’adapter la blague plutôt que l’expliquer.
Autant dire qu’il est difficile de ne pas reconnaitre son style. Certains choix ne feront toutefois pas l’unanimité. Pour ma part, je ne suis pas sûr que Emerald ou Stop ! Hibari-kun m’auraient autant marqué – en bien – sans ses tournures de phrases.

Moonlight Act de Kazuhirô Fujita. Traduction : Sébastien Ludmann.
Lauréat du premier Prix Konishi – pour Golden Kamui – et c’est tout sauf un hasard. Dans le domaine de la traduction française de manga, Sébastien Ludmann fait partie des valeurs sûres, notamment pour les séries difficiles à traduire. Il n’est pas étonnant que Golden Kamui lui ait rapporté ce prix : recourant largement au dialecte aïnou, ce titre en particulier doit être un véritable casse-tête, dont il se sort pourtant avec brio en accouchant d’une traduction toujours agréable à lire, où la complexité de l’exercice ne se ressent jamais pour le lecteur.
Si j’ai décidé de mettre plutôt en avant ici Moonlight Act, c’est déjà car ce titre mérite de meilleures ventes en France, et surtout car les expressions datées fleurissent dans les phylactères de la princesse Hachi-kazuki ; ce qui lui va comme un gant et reflète aussi le temps qui s’est écoulé depuis sa dernière visite du monde humain. Cela dénote non seulement du travail effectué par le traducteur, mais aussi la richesse de son vocabulaire. Or, une bonne traduction ne se juge pas uniquement à sa fidélité à la version japonaise – difficile à évaluer de toute façon pour qui, comme moi, ne parle pas la langue – mais aussi sur la qualité du texte français en lui-même. Une bonne maitrise de la langue française est donc aussi importante – sinon plus – que la compréhension du Japonais, afin d’obtenir un texte intelligible. Un vocabulaire varié y contribue, sans aucun doute.
Difficile d’en dire plus. Le travail de Sébastien Ludmann est avant tout solide, il ne déçoit jamais.

Le Pavillon des Hommes de Fumi Yoshinaga. Traduction : Miyako Slocombe.
Dernièrement, j’ai décidé de refaire mon retard sur Le Pavillon des Hommes, avec plusieurs tomes m’attendant sur ma pile de lecture. Alors que je parcours le premier des tomes en question, je me surprends à penser : « Le texte est vraiment agréable à lire, je me demande qui l’a traduit ». Je regarde le nom à la fin du volume, et suis pris d’un fou-rire.
J’avoue que ce réflexe de vérifier le nom d’un traducteur ou d’une traductrice me vient plus lorsque je trouve le résultat décevant. Rarement car je suis très satisfait. Une bonne traduction devant aller de soi ; pour que je me fasse la remarque sur la qualité d’une traduction, il faut vraiment qu’elle dépasse les standards et soit particulièrement plaisante.
Mais revenons à notre histoire. Je vérifie le nom en fin de volume, et cela me fait rire. Car c’est le nom de ma traductrice fétiche qui apparait : Miyako Slocombe. J’ignorais qu’elle s’occupait désormais de cette série en particulier, mais cela ne vient que confirmer le bien que je pense de son travail. Cela m’amuse donc d’avoir identifié sans le vouloir un autre de ses manga, simplement car le résultat me plaisait. En même temps, c’est totalement cohérent.
Miyako Slocombe est longtemps restée pour moi la spécialiste de Suehiro Maruo et Edogawa Rampo, et par extension du Lézard Noir – avec Les Femmes du Zodiaque de Miyako Maki et les Chroniques New-yorkaises d’Akemi Kondo – avant de passer à des éditeurs au public plus large, comme Kana et Akata. Le Pavillon des Hommes est justement un titre Kana.
Lorsqu’il m’arrive de comparer le travail effectué par les éditeurs, je mentionne notamment le soin apporté à la traduction. Akata, Le Lézard Noir, Kana, Sakka et Ki-oon apparaissent pour moi comme les meilleurs dans ce domaine. Or, tous les traducteurs et traductrices évoqués dans cet article travaillent justement, régulièrement, pour ces éditeurs. Voire exclusivement pour eux. Il n’y a pas de mystères.
Pour en revenir Miyako Slocombe, c’est vraiment elle qui m’a fait comprendre que la traduction pouvait aussi être digne d’éloge. Jusque-là, je me contentais de me plaindre de celles qui me déplaisaient, en partant du principe que les éditeurs devaient à leur lectorat un travail soigné. Cela reste pourtant aussi un jugement subjectif. Je trouve ses textes avant tout agréable à lire, les phrases sont bien tournées, la maitrise de la langue est évidente, rien ne choque – hormis « dans le Hokkaido », désolé, la force de l’habitude – même pour des séries aussi délicates à traduire qu’un récit historique documenté comme Le Pavillon des Hommes.

Il y a certainement bien plus de traductrices et traducteurs à mettre en avant, mais je voulais vraiment me focaliser sur mes favori·e·s. J’aurais pu citer Fédoua Lamodière, qui doit travailler simultanément sur tous les gros shônen de Pika et Glénat, ainsi que sur Chihayafuru ; Xavière Daumarie, dont je viens de commencer la très bonne version française de Peach Girl ; ou encore Aline Kukor, une habituée de chez Kana, ce qui est désormais un signe de qualité.
Evidemment, il y a de nombreux facteurs à prendre en compte avant de critiquer une traduction, comme l’implication de l’éditeur, les moyens que celui-ci est disposé à mettre en œuvre, ou encore les contraintes faisant qu’une même personne doit œuvrer sur de nombreux titres en parallèle. Je n’ai pas non plus évoqué l’adaptation, qui peut être réalisée par quelqu’un d’autre. Mais j’ai estimé que, pour aujourd’hui, ce n’était pas le sujet. L’important, c’est de rappeler l’importance de la traduction, et souligner la qualité du travail effectué par certains de ses artisans.

Pour finir, je vous propose un extrait de Nodame Cantabile, car nous avons tous besoin de plus de Nodame Cantabile dans notre vie.

* : Moyasimon a été traduit par Anne-Sophie Thévenon. Merci à Shermane et à Sushikouli pour leur aide.

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5 commentaires pour J’♥ la Traduction

  1. Babitty Lapina dit :

    Je trouve ça vraiment intéressant de parler des traductions dans les mangas ! Ce sont des personnes que l’on oublie beaucoup trop facilement, alors qu’elles font un travail fantastique !

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    • Gemini dit :

      Le souci, c’est que le moment où nous ne pouvons pas les oublier, c’est quand la traduction est désagréable à lire, contient des contresens évidents, et ainsi de suite. Mais nous n’en sommes heureusement quand même au niveau des traductions netflix !

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  2. Jenn dit :

    Très bon article ! Je suis tout de même surprise que tu ne parles pas de la traduction des Vacances de Jésus et Bouddha. L’adaptation des blagues à un public occidental est à souligner tant elle est qualitative. Je suis d’accord avec toi sur BLMétamorphose, la traduction est parfaite et le langage utilisé pour la petite mamie est parfait.

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  3. Fédoua Lamodière dit :

    Merci énormément de m’avoir citée dans votre article, et merci surtout de vous intéresser aux traducteurs ! Ça fait chaud eu cœur ! ^___^

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