TW : viol, relations toxiques
Il n’existe pas de bonnes ou de mauvaises raisons pour commencer un manga. Ou pour ne pas le commencer. Si nous devions nous fier aux éditeurs, alors il faudrait tout lire ; au moins pour se faire notre propre avis, mais surtout car tout ce qu’ils proposent est forcément génial.
Lorsque je lis un article ou un manga, il m’arrive de tomber sur des noms d’artistes que je ne connais pas. Auquel cas, je vais avoir tendance à me renseigner, à voir si leurs travaux ont été publiés en France, et peut-être me les procurer. Ainsi, je n’aurais pas lu Le Goût des Retrouvailles, si Jocelyn Allen n’avait pas évoqué (en bien) la mangaka Nozo Itoi.
En ce sens, Trait pour Trait d’Akiko Higashimura s’avéra autant une source d’inspiration que de frustration. L’autrice y évoque ainsi son amour pour le magazine Bouquet, hélas ! très peu représenté en France (mais juste à temps pour profiter de la sortie de Liddell au Clair de Lune de Yoshimi Uchida). Plus tard, elle raconte la première soirée organisée par sa maison d’édition, à laquelle elle assiste. L’occasion d’y croiser plusieurs de ses autrices favorites. Hormis Ai Yazawa, la plupart demeurent inédites en France. Tout au plus, cela me donnera l’occasion de me pencher sur le Caramel Diary (mignon mais dispensable) de Megumi Mizusawa.
C’est à ce moment précis que Takumi Ishida surgit dans le cadre. Akiko Higashimura (qui deviendra un temps son assistante) ne la connaît pas encore, mais la décrit comme une boule d’énergie et de bizarrerie. En tout cas, cela donne envie de se plonger dans ses œuvres.
Alors ? A-t-elle eu les honneurs d’une publication en France ?
La réponse est oui. Dans le cas contraire, je n’en parlerais pas. En l’occurrence, il s’agit de l’autrice de Parapal.
La série raconte le quotidien de Komaki, après que celle-ci se soit faite « parasiter » par un alien vivant désormais dans son cerveau. Surnommé « Hana », l’alien est à la recherche de ses compagnons, arrivés plusieurs années avant lui ; ne pouvant survivre longtemps à l’air libre, ils n’ont d’autre choix que de s’installer dans la tête d’hôtes humains. Commence alors la recherche des hôtes en question, ainsi que la cohabitation – forcément étrange – avec Hana. Une cohabitation qui aura pour effet secondaire de bouleverser l’odorat de Komaki, la rendant hyper-sensible et lui faisant découvrir certaines odeurs (corporelles) pour la première fois.
Je connaissais Parapal de réputation. Disons que sa sortie n’est pas passé inaperçue, en particulier en raison de la dimension sexuelle de l’oeuvre, et du viol dont est victime une des héroïnes dès le premier tome.
A l’époque, la série ne m’intéresse absolument pas. Au contraire, j’aurais plutôt tendance à fuir les shôjo manga se déroulant dans un environnement scolaire, mais évoquant la sexualité de leurs protagonistes. Pour de nombreuses raisons, pas tant morales que parce que je suis plus attaché au sentiment amoureux qu’à la dimension charnelle de la romance, et car cela ne me parait pas crédible compte-tenu de ma propre expérience lycéenne.
Ainsi, j’aurais eu l’occasion de lire ce manga, mais aucun argument en sa faveur ne me convainc. Il faudra attendre cette mention de la mangaka dans Trait pour Trait pour susciter mon intérêt. Malheureusement, le marché français du manga ne fonctionne pas comme cela. Il s’agit d’un marché de l’immédiateté : il faut acheter une série à sa sortie, pour montrer à l’éditeur qu’il peut publier d’autres titres similaires, voire d’autres titres des mêmes artistes. Arriver avec un train de retard ne sert plus à rien du point de vue de l’éditeur ; surtout, la série en question ne se trouve généralement plus en magasin. Et effectivement, cela fait quelques années que Parapal a été placé en arrêt de commercialisation par Delcourt.
Disons-le franchement : je suis bien content de ne pas avoir lu ce manga à l’époque de sa sortie. Je l’aurais violemment rejeté dès le début.
Nous parlons d’un titre où les mots « rut » ou « coït » apparaissent dans facilement les 2/3 des pages du premier tome. Ce qui s’explique car l’héroïne devient capable de sentir de nouvelles odeurs, dont celles associées aux relations sexuelles. Ses facultés vont ainsi lui offrir une vision du monde dont elle n’avait pas conscience jusqu’à lors, et qui ne se limite pas à cet aspect en particulier, puisqu’elle devient capable d’identifier plus aisément de nombreuses émotions chez ses interlocuteurs, ainsi que le mensonge. De quoi rendre les relations sociales quelque peu complexes…
Néanmoins, comme dit plus tôt, cette vision de l’adolescence où le sexe serait omniprésent ne correspond pas à ma propre expérience de cette période. Ce qui parait être aussi le cas pour Komaki, jusqu’à ce que son odorat se développe. A partir de là, il nous est suggéré que cette faculté lui permet mieux saisir la « vérité » sur l’adolescence. Seulement, cela donne surtout l’impression que l’autrice cherche à imposer sa propre vérité, sous-entendant que toute personne imaginant cette période autrement se voile la face. Il faudra plusieurs tomes et autant de révélations pour nuancer cette interprétation, et expliciter que la « vérité » saisie par Komaki correspond moins à celle de l’autrice qu’à celle de son parasite.
Dans Parapal, il sera énormément question de relations amoureuses et sexuelles, consenties ou non. Seulement, les personnages n’ont pas forcément des rapports très sains avec ces problématiques ; par conséquent, l’autrice évoquera notamment des relations extrêmement toxiques, des réactions immondes mais réalistes, et ce n’est que progressivement qu’elle détaillera ce qu’elle considère comme des rapports harmonieux.
Pour bien comprendre le fonctionnement bien particulier de ce manga, il faut parler des parasites, et de ce que leur présence impose à leurs hôtes. Je vais rester évasif et éviter les révélations d’importance, juste ce qu’il faut pour saisir la dynamique de Parapal.
Le parasitage de Komaki par Hana est particulier, en cela qu’ils sont capables de communiquer l’un avec l’autre. Ils forment une catégorie à part. Les autres aliens sont « endormis » au sein de leurs hôtes, qui n’ont pas conscience de leur présence. Mais celle-ci aura un impact concret : un sens sur-développé (ce qui permettra de les identifier) et une forte immaturité émotionnelle et sociale. Cette immaturité va imposer à chacun une personnalité hors-norme, donnant ainsi naissance à des personnages comme je n’en avais jamais vu dans des œuvres de fiction. Évidemment, cette immaturité touche particulièrement aux questions sexuelles, permettant à l’autrice – par la voix de Komaki – d’énormément discuter à ce sujet ; en soulignant l’importance du consentement, ou encore en rappelant qu’avoir des rapports sexuels ne signifie pas nécessairement vouloir se reproduire.
Mais au-delà de leur rapport à la sexualité, cela signifie qu’ils pourront avoir des réactions inattendues, des comportements inimaginables dans n’importe quel autre manga, permettant à la mangaka d’explorer de nouvelles possibilités pour son récit. Cela peut rendre certains d’entre eux particulièrement antipathiques ; même si nous comprenons leurs raisonnements, leurs conclusions sont trop extrêmes et mettent mal à l’aise.
Parmi ces personnages, le cas de Kurokawa a fait couler beaucoup d’encre à la sortie française du premier tome.
Kurokawa est une lycéenne incarnant une sexualité libérée, consentante, et appréciant les relations charnelles. C’est totalement assumé, elle s’approprie son corps et ses désirs, c’est donc très positif (même si nous comprendrons plus tard que ce rapport au sexe est lié à son immaturité). Mais, victime d’un viol, un autre élève vient lui dire qu’après avoir « laissé tellement d’hommes coucher avec [elle], c’est un peu normal qu’on [la] traite de cette manière » (sic).
Cette réaction provient certainement de la propre immaturité de cet élève ; incapable de voir la différence entre un viol, et coucher de manière consentie avec plusieurs partenaires. Nous vivons dans une société où le témoignage des femmes victimes de viol reste constamment interrogé, dénigré, quand il n’est pas perçu tout simplement comme un mensonge, voire une tentative de nuire. Il apparaît malheureusement parfaitement crédible qu’un personnage suggère que, en tant que « fille facile » (sic), Kurokawa ne peut s’en prendre qu’à elle-même si elle s’est faite violer.
Pourtant, il ne fait aucun doute que l’autrice condamne ce qui arrive à Kurokawa, et que – même si cela arrive spécifiquement au personnage féminin dont la sexualité est la plus active – rien ne peut justifier un tel acte.
En outre, il ne s’agira pas du seul personnage féminin victime d’agression sexuelle. Cela arrivera aussi à Komaki, dès le premier tome ; non pas parce qu’elle serait une « fille facile », mais justement car elle se refuse à son petit ami (c’est du moins comme cela qu’il l’interprète). Dans les deux cas, nous retrouvons une volonté chez des hommes de contrôler la sexualité des femmes, de leur imposer des rapports sexuels selon leurs propres désirs.
Présentée ainsi, Parapal ressemble à une série tournant exclusivement autour des relations sexuelles. Ce qui est plus ou moins vrai. Les aliens ont eux-mêmes un rapport à la sexualité obligeant leurs hôtes à trop se focaliser dessus ; un aspect de l’œuvre pas forcément évident au début, mais faisant progressivement sens.
La présence des parasites constitue à la fois un moyen pour l’autrice de raconter ce qu’elle cherche à raconter, et une fin en soi.
Un moyen car, en créant des situations devant nous paraître anormales du fait de la présence des parasites, elle ne fait finalement qu’exacerber des situations réelles pour mieux les dénoncer. J’ai déjà évoqué précédemment les réactions face au viol dont est victime Kurokawa, mais cela ne s’arrête pas là. Cela interroge le rapport à la sexualité, mais aussi le rapport aux autres de manière générale. L’amour, la jalousie, la haine, autant de sentiments amplifiés et mal maîtrisés chez les parasités. Cette approche frontale, cette dénonciation de comportements toxiques, tout cela aurait été bien plus compliqué à justifier sans les parasites.
Toutefois, il ne s’agit pas d’un élément fantastique là uniquement pour complexifier la situation de départ. L’identité des parasites, leurs origines, leurs sentiments, leurs évolutions, tout cela prend effectivement de l’importance. Il ne s’agit pas d’une romance avec un élément de science-fiction, mais à la fois d’une romance et d’une série de science-fiction ; et la résolution des problématiques autour des parasites compte tout autant, sinon plus, que la résolution des relations entre les personnages.
Cela permet à Parapal de maintenir son intérêt au fil des tomes, et d’asséner des révélations régulières à leur sujet.
Parapal est certainement un des manga les plus bizarres que j’ai pu lire dans un magazine de premier plan destiné à un public d’adolescentes / jeunes adultes (en l’occurrence le Cookie). Non parce qu’il détonne par rapport à ce que nous nous attendrions à trouver dans un tel magazine ; des œuvres comme New York New York ou Banana Fish peuvent nous paraître atypiques, mais elles n’ont rien de dérangeant pour autant. Tandis que Parapal est bizarre.
Bizarre dans un premier temps par l’omniprésence des relations sexuelles, avec un certain nombre d’éléments incongrus venant renforcer encore leur importance dans le récit ; la plupart de ces éléments trouveront une justification par la suite, malheureusement pas tous. Pour une série avec des lycéens, cela parle quand même énormément de cul, et pas forcément dans ses aspects les plus joyeux. L’autrice cherche-t-elle à créer un guide à destination des adolescentes ? En tout cas, son discours a le mérite de ne pas être moralisateur, et explique qu’il est possible de prendre plaisir dans les relations charnelles, sans pour autant devoir cautionner n’importe quel acte sous prétexte qu’il aurait été commis par amour.
Bizarre dans un second temps par l’immaturité des personnages, donnant lieu à des réactions inhabituelles ; dont certaines rendent les personnages en question régulièrement imbuvables. Ainsi, Kurokawa ira jusqu’à imaginer le plus naïvement du monde que, pour se rapprocher de Komaki, il faudrait qu’elle aussi se fasse violer. Pour ne citer que cet exemple en particulier.
Bizarre car Takumi Ishida raconte réellement une histoire de parasites aliens enfouis dans le corps d’adolescents innocents, dont la seule présence va avoir des conséquences catastrophiques sur leur personnalité, mais qui aura droit à une évolution et une résolution.
Bizarre, enfin, car l’autrice prend son temps pour construire son récit, apporter ses révélations, et expliciter son point de vue sur les relations amoureuses et sexuelles. Dépasser le premier tome demande de lui faire confiance quant à la suite, voire de lui laisser le bénéfice du doute (en particulier concernant le viol de Kurokawa). Pour une mangaka inédite en France, il s’agissait alors d’une sacrée gageure.
Ce mélange m’a mis très mal à l’aise pendant une bonne partie de ma lecture, mais m’a aussi poussé à m’interroger. Sur ce que l’autrice cherchait à raconter, bien entendu, mais aussi sur les rapports entre les personnages, le regard masculin, le consentement, les codes sociaux organisant les relations amoureuses, le contrôle de la sexualité des femmes dans notre société contemporaine… Les sujets sont bouillants, et Takumi Ishida les aborde d’une façon singulière. Beaucoup auront une réaction de rejet face à une telle œuvre, et cela aurait certainement été mon cas si je l’avais découverte au moment de sa sortie française.
J’aborde aujourd’hui la série avec un esprit plus apaisé, mais cela ne la rend pas moins hors-norme.