Dans un récent article sur du9, Xavier Guilbert analyse les ventes associées au marché français du shôjo manga. Est notamment évoquée la différence de catégorie – Shônen, Shôjo, Seinen – pouvant exister entre la France et la Japon. Plusieurs points ont retenu mon attention, notamment celui-ci :
« L’outil [Dilicom, ndlr] destiné aux libraires est rempli par les éditeurs, qui font « au mieux » par rapport aux options qui leur sont proposées (pas de catégorie josei, par exemple) mais aussi par rapport aux pratiques du marché. C’est particulièrement important pour le manga, parce que la France et le Japon sont différents culturellement, par exemple sur le rapport à la violence ou au sexe dans les œuvres de fiction. »
Les différences culturelles entre la France et le Japon, une explication répétée en boucle par plusieurs maisons d’édition pour justifier ces changements de catégorie. Il est grand temps de se pencher sur cette explication.
Partons du principe que des différences culturelles expliquent le décalage entre la France et le Japon concernant les shôjo manga. Mais de quelles différences culturelles parlons-nous exactement ?
La première hypothèse concerne l’âge du public cible de ces manga. Si ce public est considéré comme plus jeune en France qu’au Japon, alors cela peut expliquer que les titres perçus comme trop violents, ou abordant certaines thématiques jugées trop matures, soient reclassés dans une autre catégorie lors de leur publication en France.
Néanmoins, cette hypothèse tient difficilement la route.
Déjà, pourquoi ce public serait nécessairement plus jeune, et pourquoi s’agirait-il d’une différence culturelle entre nos deux pays ? La lecture – ou, plus exactement, la lecture de bandes-dessinées – est-elle considérée en France comme propre à l’enfance, en tout cas pour la gent féminine ?
L’étude de 2020 « Les Français et la BD » commandée par le Comité National du Livre (CNL) nous offre des informations précieuses à ce sujet. Celle-ci nous apprend que 70% des filles (moins de 18 ans) sont lectrices de BD, contre 33% des femmes (plus de 18 ans). Chez les enfants, elles représentent 44% du lectorat BD, et 40% chez les adultes. Plus de femmes que d’hommes arrêtent donc de lire de la BD à l’âge adulte, mais elles représentent malgré tout un tiers du lectorat des plus de 18 ans.
Le rapport ne nous donne pas d’indications spécifiques sur le lectorat féminin de manga ; il nous apprend seulement que la majorité des manga sont achetés par des femmes – toutes catégories confondues – mais cela englobe aussi bien les lectures personnelles que les cadeaux faits aux proches. Par contre, il indique que la lecture de BD – jeunesse et de genre – est plébiscitée jusqu’aux alentours de 13 ans, avant de décliner puis de connaître un rebond entre 26 et 45 ans.
Si l’étude évoque un pic de lecture de BD chez les filles entre 10 et 12 ans, elle confirme bien l’existence d’un lectorat féminin plus âgé, y compris d’un lectorat adulte. Cette étude invalide donc l’idée selon laquelle le lectorat féminin de BD – et par extension celui de manga – se limite aux seuls enfants (contrairement au Japon). Même si, en France, la majorité de ce lectorat est effectivement constitué de personnes de moins de 18 ans, voire de moins de 13 ans. Passé ce cap, le nombre de lectrices diminue, mais ne disparaît pas pour autant. Et nous pourrions nous demander si cette diminution s’explique uniquement par un intérêt déclinant pour ce médium avec l’âge ; ou bien si cela ne tiendrait pas aussi à une diminution de l’offre, du nombre d’œuvres publiées pouvant parler spécifiquement à une lectrice adolescente puis adulte.
Pour le bien de notre hypothèse, partons du principe que les éditeurs recourant au changement de catégorie le font effectivement car ils estiment que certains titres sont incompatibles avec l’âge qu’ils associent au lectorat des shôjo manga. Disons 12-13 ans pour rester en phase avec les chiffres du CNL.
Est-ce que tous les shôjo manga visant un public plus mature sont nécessairement reclassés par les éditeurs français adeptes de cette pratique ? La réponse est non.
Prenons l’exemple de Pika Edition. Dans son catalogue, nous trouverons notamment L’Attaque des Titans – Birth of Livaï, publié au Japon dans le magazine Aria de Kodansha – soit un magazine de prépublication destiné au lectorat féminin – et en France dans la collection Seinen de l’éditeur. Un choix qui peut effectivement s’expliquer par une question d’âge, puisque le manga peut être considéré comme trop violent pour un jeune public, qu’il soit féminin ou masculin.
Pika Edition publie aussi des manga aux titres évocateurs tels que Pièges Charnels, Sensuelle Dilemme, ou Miss Fantasmes, dont les intitulés laissent peu de doutes quant à la nature de leur contenu. Si nous partons du principe que, pour cette maison d’édition, l’âge du public cible détermine s’il s’agit de shôjo manga ou non, alors ceux-là ne peuvent qu’être des seinen manga. Pourtant, ils ont bien été publiés dans une des collections « Shôjo » de Pika Edition, plus exactement dans leur collection Red Light. Le terme « Red Light » faisant référence au « Red Light District », qui désigne en Anglais le quartier des prostituées dans de nombreuses municipalités. Par conséquent, soit l’hypothèse de l’âge pour expliquer le changement de catégorie opéré par cet éditeur ne tient pas… soit celui-ci estime qu’une collection dont le nom fait référence à la prostitution est parfaitement adaptée à des filles de moins de 13 ans.
Cette première hypothèse liée à l’âge du public cible du shôjo manga fonctionne donc difficilement, déjà car il existe en France un lectorat féminin adolescent et adulte, ensuite car l’exemple de Pika Edition nous montre que d’autres critères interviennent dans le choix de cette maison d’édition d’attribuer ou non le qualificatif de « shôjo manga » à une série. Nous pourrions imaginer que ce lectorat plus âgé n’intéresse pas suffisamment ces éditeurs pour leur proposer des titres adaptés à leurs centres d’intérêt, qu’ils s’attendent à ce que ces lectrices se tournent vers la catégorie « Seinen », ou qu’ils estiment qu’une femme de 30 ans va lire la même chose qu’une fille de 10 ans. Mais là encore, l’existence de cette collection Red Light suggère le contraire.
S’il n’est pas question d’âge, la seconde hypothèse concernera donc les centres d’intérêt de ce lectorat féminin. Pour des raisons socio-culturelles, donc, les Françaises ne s’intéresseraient pas aux mêmes sujets, aux mêmes genres littéraires, que les Japonaises. Sans distinction d’âge. Après tout, effectivement, il s’agit de deux sociétés différentes, avec une histoire différente, des codes différents, et ainsi-de-suite.
Les modifications de classement opérées par plusieurs éditeurs français nous apprennent donc que les centres d’intérêt des femmes françaises – de 7 à 77 ans – sont les suivants : la romance, la cuisine, la mode, la danse (classique), les chats mignons, les princesses, les licornes, les beaux garçons… et les relations homosexuelles entre beaux garçons, histoire d’avoir une double dose de beaux garçons.
Contrairement aux femmes japonaises, qui s’intéressent aussi à l’horreur, aux thrillers, au monde du travail, à l’Histoire – fût-elle violente, sanglante, et immorale – aux relations entre adultes (plus ou moins) consentants,… ce qui n’exclut en rien la romance, la cuisine, la mode, la danse (classique), les chats mignons, les princesses, les licornes, et beaucoup de beaux garçons.
Est-ce que vous sentez le gros malaise ?
S’il existe bien une différence entre le Japon et la France, ce serait donc qu’au Japon, les femmes sont considérées comme des individus auxquels il est possible de parler de tout. Mais pas en France.
Pour reprendre la citation de Xavier Guilbert : « […] C’est particulièrement important pour le manga, parce que la France et le Japon sont différents culturellement, par exemple sur le rapport à la violence ou au sexe dans les œuvres de fiction. »
Cette réflexion fait probablement référence à l’époque du Club Dorothée. La société AB Productions importait de la série d’animation au kilomètre pour remplir son programme, un des plus populaires de son temps, mais sans trop se soucier de ce qu’elle achetait. Au pire des cas, un petit coup de ciseau, des dialogues revus et corrigés pour camoufler les éléments les plus discutables, et le tour était joué. Et c’est ainsi que nous avons eu droit au harcèlement sexuel d’un City Hunter, à la violence (physique) d’un Hokuto no Ken, à celle (psychologique) d’un Très Cher Frère (très vite déprogrammé), ou à la nudité d’une Ranma peu pudique, le tout diffusé dans un programme destiné clairement à la jeunesse.
Des voix se sont élevées alors pour se plaindre que ces séries n’étaient pas pour les enfants. Elles avaient raison. Enfin, dans une certaine mesure. Si par « enfants », elles voulaient dire « personnes de 10 ans ou moins », je suis d’accord. Même si la violence et la nudité féminine peuvent avoir un attrait dès cet âge-là, car représentant une forme de tabou. Par contre, si cela signifie « personnes de moins de 18 ans », nous ne serons plus du tout d’accord. Certaines de ces œuvres peuvent encore paraître transgressives pour un public lycéen, mais elles ne me paraissent pas inadaptées.
Le véritable souci, c’est qu’en France, à l’époque, l’animation était encore perçue comme un loisir exclusivement enfantin, dans le sens « moins de 10 ans ». Et avec ses animateur·ices surexcité·es, et ses jeux à base de tartes à la crème, le Club Dorothée donnait effectivement l’impression de s’adresser à cette tranche d’âge (avec toutefois des sitcoms pour les adolescent·es). Pour ensuite, enchaîner avec un épisode de Dragon Ball Z durant lequel Chaozu se fait exploser pour tuer Nappa, en disant adieu à Tenshinhan. Il y avait peut-être une légère dissonance.
De ce temps-là, les manga – car c’est bien ainsi que ces dessins-animés étaient appelés – ont gardé une mauvaise image auprès d’une partie (de plus en plus marginale) du public français. Celle de productions au rabais, avec du sexe et de la violence.
Les « shôjo manga » se destinent à un public pouvant avoir moins de 10 ans. Pour éviter d’être accusées de vendre aux plus jeunes des japoniaiseries pleines de sexe et de violence, certaines maisons d’édition préféreraient donc changer la catégorie des shôjo manga dont le contenu pourrait être jugé inapproprié pour cette tranche d’âge, même si ces titres n’ont jamais été destinés à la tranche en question. Histoire d’éviter les ennuis. C’est en tout cas l’hypothèse que semble défendre Xavier Guilbert, et effectivement, nous pourrions parler ici d’une différence culturelle entre la France et le Japon, liée à la perception spécifique en France des œuvres produites au Japon.
Nous l’avons vu, l’hypothèse d’un lectorat féminin essentiellement composé de personnes de moins de 13 ans ne tient pas compte-tenu de la réalité des chiffres, mais il peut exister une divergence entre cette réalité et la perception qu’en a ce public. De la même façon, sans connaître l’audimat du Club Dorothée, j’imagine bien volontiers que des adolescents – voire de jeunes adultes – suivaient l’émission avec intérêt, pour sa programmation en matière d’animation japonaise.
Mais cette hypothèse ne tient pas non plus. Car elle n’explique qu’une seule chose : pourquoi des shôjo manga peuvent être reclassés en seinen manga en France. Seulement, il existe aussi le phénomène inverse : des titres publiés au Japon dans des magazines destinés à un lectorat masculin, et en France sous label « Shôjo ». Est-ce que cela signifie que ces titres-là ne proposent pas suffisamment de sexe et de violence pour mériter le label de qualité « Seinen » (voire « Shônen ») ?
Dans le cadre spécifique de la classification Gfk, certaines catégories employées par des maisons d’édition françaises n’ont effectivement pas d’équivalents reconnus par Gfk, d’où la nécessité de les intégrer bon gré mal gré dans une autre catégorie. Ce qui, soit dit en passant, n’interdit nullement aux maisons d’édition d’avoir leur propre système de collection ; si, pour elles, il semble nécessaire d’avoir une collection « Josei » comme pendant féminin du « Seinen », elles peuvent la créer.
Toutefois, certains éditeurs intègrent bien dans leurs collections « Shôjo » des manga publiés au Japon dans des mangashi destinés au lectorat masculin. Comme nobi nobi, avec Flying Witch et Shine. Soleil Manga, avec Prunus Girl. Glénat, avec Une touche de bleu. Tout ne s’explique donc pas par la classification approximative de Gfk. Et encore moins par la peur de se prendre un procès de la part d’une mère de famille, dont l’enfant ramène à la maison un tome du Requiem du Roi des Roses alors qu’elle était partie acheter le dernier Tokyo Mew Mew.
Alors, comment expliquer autrement les différences de classement entre la France et le Japon ? Par sexisme et par cynisme.
Sexisme car un changement de catégorie entre la France et le Japon – depuis ou vers la catégorie « Shôjo » – se fait presque systématiquement dans le sens d’une vision caricaturale du genre féminin. Voir à ce propos la seconde hypothèse, et la perception qu’ont certaines maisons d’édition françaises du lectorat féminin à en croire leurs publications étiquetées « Shôjo ».
Cynisme car ces maisons d’édition partent du principe qu’une œuvre destinée à un lectorat masculin est plus fédératrice, donc plus vendeuse. Après tout, quand une fille s’intéresse à une œuvre identifiée comme destinée au public masculin, cela peut interroger, mais hormis dans les familles les plus conservatrices, cela ne choquera probablement personne. Alors qu’un mec qui lit des trucs de gonzesses, ça fait pédé. Vous voulez publier un shôjo manga d’horreur ? Vous en vendrez bien plus en peignant la couverture en noir et en expliquant que c’est trop violent pour les fillettes, car vous récupérerez le lectorat masculin au passage (sans pour autant perdre le lectorat féminin).
Les maisons d’édition sont des entreprises lucratives à but non-éducatif, elles ont des objectifs de rentabilité. Et à ce petit jeu, tous les coups sont permis quitte à renforcer encore un peu plus des clichés sexistes déjà bien implantés.
Dans tout ça, les différences culturelles ont bon dos et permettent de justifier tout et n’importe quoi.
Pourtant, il reste une question fondamentale. Plutôt que d’expliquer par des différences culturelles fantasmées l’existence de shôjo manga ne correspondant à l’image que nous avons en France des « manga pour filles », il conviendrait au contraire de se demander pourquoi ces manga ont été publiés dans des magazines destinés au lectorat féminin. Bien sûr, la première explication, c’est que « les filles » ne correspond pas à un lectorat homogène, ne se limitant pas à des genres littéraires et à des thématiques spécifiques. Elles peuvent aimer l’horreur, la science-fiction, la romance, la fantaisie, les relations homosexuelles entre beaux garçons, les histoires de conflits armés, les robots géants,… il n’y a aucune limite !
Mais il faudrait aussi se demander ce qui distingue ces manga et témoigne effectivement de leur lectorat cible.
J’ai déjà évoqué dans un précédent article le traitement de la violence, plus psychologique – voire dérangeante – dans une œuvre destinée au lectorat féminin, tandis qu’elle sera avant tout physique dans un manga pensé pour un lectorat masculin.
Tomie est un shôjo manga.
Nous pourrions nous faire la même réflexion concernant la sexualité. S’il existe des exceptions, nous sommes plus susceptibles de trouver des personnages LGBT+ dans des shôjo manga, traités de manière sérieuse et non comme un gag. De la même façon, les relations toxiques, l’inceste, le viol, la pédophilie sont des thématiques abordés plus frontalement dans les shôjo manga. Là où les shônen manga – et dans une moindre mesure les seinen manga – sont plus susceptibles de sexualiser des personnages (féminins) mineurs ou de présenter le harcèlement sexuel comme un comportement tout-à-fait valable.
Banana Fish est un shôjo manga.
En plus, dans Banana Fish, il y a des beaux gosses.
Je ne conteste pas l’existence de différences culturelles affectant les shôjo manga. Depuis les années 1970, le Pays du Soleil Levant est exposé à une production importante de BD destinées spécifiquement aux adolescentes et aux femmes adultes, sans équivalent en France. Cela aura forcément un impact sur l’image de cette catégorie de livres, sans compter que des personnes nées avant cette décennie ont pu grandir en lisant des shôjo manga et continuer encore à l’âge adulte. Le phénomène est bien plus récent en Occident, où nous ne disposons de toute façon que d’une fraction de la production nippone.
Je n’exclus pas non plus d’être passé à côté de ce que ces maisons d’édition perçoivent effectivement comme des différences culturelles justifiant ces changements de catégorie. Néanmoins, je ne me souviens pas que celles-ci aient jamais détaillé les points leur posant problème ; hormis le récent « c’est trop violent pour les petites filles » du responsable éditorial de Mangetsu, à propos de Tomie.
Toujours est-il que les utiliser pour justifier ces changements de catégorie ne m’apparaît que comme une seule chose : de l’hypocrisie.
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