Quel doute affreux m’accable ?

B_-eUKEUgAA-iYs

Attention, billet coup de gueule. Mais je ne vais pas pousser une gueulante pour autant, car je crois que je n’en ai plus la force. Je me sens juste las, mais las…

En ce moment, se produit un énième psychodrame dans le milieu de la presse vidéoludique. En cause : la photo de journalistes français issus de média concurrents, assis autour d’une table dans un restaurant au Japon en compagnie d’un représentant de l’éditeur Sony. Editeur qui paye le voyage. Et le public de (re)découvrir que l’indépendance de la presse vis-à-vis des géants du jeux-vidéo est illusoire, car elle dépend trop profondément d’eux pour espérer se montrer aussi libre qu’elle le devrait.
Dans un communiqué pour répondre à cette affaire, le rédacteur en chef de Gameblog de déclarer : « Posons les armes, apaisons le climat, et ne plions jamais devant la dictature du pire qu’Internet a engendré. »

Le ”pire qu’internet a engendré.” Pour lui, réclamer une presse indépendante, c’est un phénomène que seul le pire d’internet pouvait engendrer. Et c’est vrai, dans un sens : l’indépendance de la presse, quelle horreur ! J’en tremble rien que d’y penser. Les journalistes se font payer des voyages hors-de-prix jusqu’au Japon, et ce sont les lecteurs qui leur en font le reproche qui ont tort ? Même Gamekult – média auquel collabore le directeur de collection de Kurokawa, Grégoire Hellot – qui pourtant revendique sa liberté de ton vis-à-vis des éditeurs, était de la partie.
J’ai envie de dire : rien de nouveau sous le soleil. J’ai lu la presse vidéoludique pendant des années, je n’avais pas attendu ce genre d’affaires pour identifier ces pratiques de margoulins.

C’est valable pour toute presse spécialisée : qu’elle s’intéresse au jeux-vidéo, au cinéma, ou au manga, elle est trop intimement tributaire des acteurs majeurs de son secteur – que ce soit pour obtenir des informations et des accès facilités à leurs produits, ou pour vendre des espaces publicitaires – pour espérer s’en émanciper. Certains médias, comme Canard PC, arrivent à s’en sortir grâce à des papiers de qualité et un lectorat fidèle ; mais le fait que ce soit toujours cet exemple en particulier que nous sortions en de telles circonstances, prouve bien qu’il s’agit d’une exception.

Tout cela pour dire qu’il faut avoir conscience de ce que nous pouvons attendre ou non de la presse spécialisée. Des informations, oui. Des articles de fond, des rétrospectives, ce serait la moindre des choses. Des critiques indépendantes sur les œuvres qu’ils évoquent, jamais. Car, en raison de leurs liens incestueux avec l’industrie, le doute subsiste forcément quant à leur honnêteté, que les journalistes en aient conscience ou non.
J’ai moi-même reçu quelques services presses à l’époque où je chroniquais pour Mangavoraces il y a moult années, qui m’ont suffi à comprendre qu’ils induisaient nécessairement un biais dans notre jugement.

Je l’ai déjà expliqué sur ce blog, mais c’est la raison pour laquelle j’ai commencé à écrire sur les manga et animes, il y a maintenant une douzaine d’années : pour proposer des avis pas forcément clairs et argumentés, mais au moins aussi indépendants et honnêtes qu’il soit humainement possible. Je pars du principe qu’entre amateurs, qu’entre consommateurs, nous n’avons aucune raison de nous mentir, ou d’être biaisés plus que de raison, et que le plus important, ce sont les lecteurs.
Sauf que j’étais naïf. Pour nombre d’autres blogueurs ou sites prétendument amateurs, le plus important, ce sont moins les lecteurs que les avantages qu’ils peuvent tirer de cette pratique. Et un de ces avantages, ce sont des liens privilégiés avec les éditeurs, qui se concrétisent par des manga gratuits et parfois des entretiens plus aisés à obtenir.

Ils ne s’en cachent même plus. Quand ils publient plusieurs jours avant leur sortie des papiers sur des nouveautés manga – dont ils évoquent la traduction et l’édition, preuve qu’ils n’ont pas eu recours à l’illégalité pour les découvrir – ou quand les mêmes titres, parmi les myriades disponibles sur le marché, tournent en boucle sur les différents sites et blogs, c’est bien qu’il y a quelque chose de pourri au royaume de France. Et Hamlet n’est pas là pour faire le ménage.
Quelque part, quelqu’un fait fausse route. Eux, qui échangent leur conscience contre des manga gratuits, peut-être sans même se rendre compte que cela biaise leur jugement ? Ou moi, qui n’ai jamais essayé de tirer parti de mon blog pour obtenir ces privilèges ?
A en croire le rédacteur en chef de Gameblog, je suis le fautif. J’espère qu’il se trompe.

EDIT : Dans le numéro 26 de Mangacast, consacré au marketing des manga en France, la responsable marketing de Pika énonce clairement le fait que les blogueurs font partie du dispositif habituel de promotion des nouveautés, sous-entendu que nombre d’entre eux les reçoivent en échange d’un papier. Je ne condamne pas les éditeurs, qui ont raison d’aller débusquer le public là où il se cache, mais les blogueurs faisant passer leurs petits profits personnels au détriment des lecteurs qui ont la naïveté de leur faire confiance.

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9 commentaires pour Quel doute affreux m’accable ?

  1. Yomigues dit :

    Tu espère ? IL se trompe. Les blogs sont et resteront des médias libres, justement parce qu’ils n’ont pas le privilège ou l’occasion d’avoir un jugement biaisé. Je pense cependant que tu ferais partie des blogueurs qui, bien que recevant quelques mangas, conserveraient son jugement intact. Je suis d’ailleurs aussi sûr que si il y en a qui en reçoivent, ils ne sont pas tous corrompus par le syndrome de la presse spécialisée vendue en kiosque.

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  2. Gemini dit :

    Merci, mais pour en avoir fait l’expérience, je pense qu’un biais se créerait nécessairement.

    Comme je le mentionne dans cet article (et dans un autre plus ancien), j’ai un temps fait parti du site Mangavoraces. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’il était en réalité géré par Delcourt – ou du moins par l’équipe d’Akata avant la scission avec Delcourt, donc je ne sais pas vraiment qui était le commanditaire – et qu’au moins à l’époque, les éditeurs s’envoyaient des manga les uns des autres. Certains de ces manga étaient proposés par Delcourt ou Akata – plutôt Akata, je dirais – aux chroniqueurs de Mangavoraces, et c’est ainsi que j’en ai reçu quelques uns. Parmi lesquels le pilote de Bus Gamer, publié par Tonkam. Or, ce manga n’a pas de fin, et aucune suite n’était alors d’actualité chez l’éditeur : il était présenté comme un one-shot (un volume supplémentaire sortira finalement deux ans plus tard en France). En temps normal, j’aurais hurlé au scandale, au foutage de gueule, mais j’ai été surpris de constater que le fait de ne pas avoir été impliqué dans l’acquisition de ce manga, qu’aucun processus financier ne soit intervenu, rendait cette frustration beaucoup plus supportable ; certes, la fin est honteuse puisqu’elle en appelle à une suite alors inexistante, mais ce qui se déroule avant était plutôt agréable à suivre. Je pense que la critique que j’ai alors rédigé, pour Mangavoraces, ne reflétait pas suffisamment ce défaut rédhibitoire. Il n’était pourtant pas question de maintenir une bonne relation avec l’éditeur, d’ailleurs ce n’était même pas lui qui m’avait fourni ce manga.

    Si aujourd’hui, je recevais des services presses, me connaissant comme je me connais et même si j’essayerais d’être le plus honnête possible, je reste persuadé que j’aurais tendance à charger ces titres plus que de raisons, justement pour qu’il soit impossible de me taxer de connivence. Et ça aussi, c’est un biais.

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  3. Amadis dit :

    Ton article soulève un débat des plus intéressants. Je n’étais pas au courant de cette polémique mais je te rejoins sur le fait qu’obtenir des titres en service de presse peut effectivement biaiser le jugement. De mon côté, j’en reçois mais j’essaye de rester la plus objective possible et de me dire avant chaque chronique : « si j’avais acheté ce roman/manga, est-ce que j’aurais écrit la même chose ? ». J’essaye en tout cas, pour que les lecteurs de mon blogs puissent se fier à mon jugement (parce que ça se voit immédiatement les chroniques trop élogieuses qui sonnent faux). Donc j’espère que mon âme est toujours là lol.

    Après je pense hélas qu’avec ou sans services de presse, une personne ne peut jamais être objective à 100% : une chronique possède toujours une part de subjectivité et c’est ensuite au chroniqueur de savoir remettre son jugement en perspective.

    Bref un article intéressant qui ouvre les portes à un vaste débat 😉

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  4. Gemini dit :

    J’estime qu’une critique est forcément subjective. Mais que, justement, des éléments extérieurs comme le fait d’avoir payé ou non l’oeuvre critiquée risquent d’influencer cette subjectivité, alors qu’ils n’ont pas à intervenir.

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  5. Bobo dit :

    C’est marrant, j’ai fait des recherches sur la pratique des SP en début de mois, histoire de voir si c’était courant ou pas, et j’étais tombé sur ton article de 2010. A l’époque, ça te semblait encore marginal. Aujourd’hui, en te lisant, on croirait à l’invasion.

    Pour ma part, j’en ai jamais reçu, même si j’ai eu de très rares occasions (pour des titres qui ne m’intéressait pas). Du coup, je ne sais pas comment je réagirai, si mes articles seraient plus gentils envers l’éditeur ou au contraire plus critiques. Surtout que j’ai déjà la flemme d’écrire pour des mangas que j’achète et qui m’ont plu, alors s’il faut trouver du temps et de l’envie pour des titres qui de base ne m’attirait pas forcément…

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  6. Gemini dit :

    Disons qu’entretemps, deux phénomènes distincts se sont produit : la disparition d’une blogosphère plus portée sur l’animation au profit de blogueurs avant tout intéressés par les manga, et effectivement une augmentation du service presse. Ces deux phénomènes donnent l’impression que la pratique est aujourd’hui bien plus courante, en tout cas en passant par des aggrégateurs comme Sama. Voir plusieurs articles publiés en même temps sur un même titre, parfois avant sa sortie officielle, cela aurait été inimaginable il y a peu.

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  7. Lelouch-sama dit :

    Stop la parano, le monde n’est pas corrompu comme tu pourrais le croire (après si tu as vécu une expérience traumatisante à coup de SP c’est ton problème j’ai envie de dire).

    Perso je parle de ce que j’ai envie de parler, parce que qu’une lecture m’émoustille et pour le manga/l’auteur en lui même. C’est quand même simple de garder l’œuvre au cœur du sujet non ? C’est pas pour ça qu’on écrit justement ?

    Ça fais plusieurs année que j’achète tout mes mangas en occasion (ouais c’est pas moi qui vais faire vivre le secteur, mais vu mes faibles revenus et la grosse quantité de livre que je consomme ça m’arrange pas mal), alors même si je reçois un SP d’un bouquin qui m’intéresse, ça représentera 1€ à mes yeux, pas de quoi altérer mon jugement.

    Et oui des phénomènes sont apparut depuis plusieurs années, mais justement tu auras ptet aussi constaté l’émergence des concours (sur les réseaux sociaux par exemple). Beaucoup viennent des éditeurs eux-mêmes, et vont de paire avec l’augmentation des SP, c’est leur com’ qui a changée et personnellement je reçois infiniment plus (bon en globalité ça fait pas beaucoup, mais c’est pour exprimer le rapport entre les deux) de livres grâce à des concours que via des SP.

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  8. Gemini dit :

    Je ne suis pas les réseaux sociaux et trouve immonde que les éditeurs organisent des concours par ce biais (tout comme les concours réservés aux utilisateurs de smartphone) au détriment des lecteurs qui achètent leurs manga et ne sont pas inscrits là pour autant. Enfin, comme dirait Pascal Lafine, un vrai lecteur Tonkam est abonné à leur page Facebook ; je suppose que je ne suis donc pas un vrai lecteur.

    Soit dit en passant, je suis parano, mais tu confirmes que tu reçois des SP.

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  9. Lelouch-sama dit :

    Le fait que j’en ai reçu n’est pas à associer à ta parano, et je n’ai pas chercher à le caché.

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