Le Shônen : le meilleur du manga au féminin

Les débats sur les catégories shôjo, shônen, etc… sont à la mode en ce moment. Le sujet revient régulièrement sur le devant de la scène. Pourtant, ces catégories ont atteint leurs limites depuis longtemps.

L’autre jour, nous discutions à propos des shôjo les mieux vendus en France depuis l’apparition des manga dans nos vertes contrées. Nous citons naturellement Nana, Fruits Basket, mais aussi Switch Girl et Vampire Knight, et certains tentent même un timide Parmi Eux. Les éditeurs réussissant à tirer leur épingle du jeu sur ce marché concurrentiel ne semblent donc pas spécialement nombreux. Grégoire Hellot, directeur de collection chez Kurokawa, s’inscrit alors en faux, présentant des chiffres étonnamment bons pour son manga Secret Service – Maison de Ayakashi : 10ème meilleur lancement de 2012, 10ème meilleure vente globale sur l’année pour une nouveauté, le tout avec environ 15000 exemplaires écoulés par volume.

Kurokawa étant un éditeur que j’apprécie, de tels chiffres me font plaisir. Mais quelque chose me chagrine, et je ne suis pas le seul. Après vérification, ce manga est classé « shônen » au Japon. Passe encore, les Français ont peut-être décidé de l’étiqueter « shôjo ». Du tout, il est bien dans leur collection « shônen ». Alors pourquoi en parler dans une discussion sur les shôjo ? Nous nous doutons bien de la réponse, et Grégoire Hellot confirme ce que nous pensons, en affirmant que « 98% » de ses clients pour ce titre sont de sexe féminin. Je mets entre guillemets le nombre, car il me parait trop précis pour être honnête. Mais cela reflète surtout une tendance forte : nous sommes en présence d’un shônen lu majoritairement par des femmes. Il n’est pas seul dans ce cas, puisque Bloody Cross, classé 8ème de ce même classement, apparait comme un autre shônen réalisant le gros de ses ventes auprès des lectrices.
Et compte-tenu de leur esthétique, ce n’est pas très étonnant.

La première fois que j’ai entendu parler du concept de Shônen Girl – de mémoire, il s’agissait du nom d’une collection chez Tonkam – cela m’a fait bondir. Je considérais alors qu’il y avait d’un côté les shônen et de l’autre les shôjo ; sachant qu’ils signifient respectivement « jeune garçon » et « jeune fille » en Japonais, en référence au public cible de ces publications. Je suis le premier à reconnaitre qu’une fois ces catégories établies, rien n’interdit à un lecteur d’aller voir dans le camp d’en face – je suis moi-même un gros consommateur de shôjo, au cas où vous ne l’auriez jamais remarqué – mais « Shônen Girl », cela avait autant de sens que « manga français ». Passée l’utilisation de deux langues différentes, cela signifierait « jeune garçon fille » !? Ce sont des manga pour travestis ? Pour hermaphrodites ?
Pourtant, plus le temps passe, plus cette idée farfelue me parait légitime et en accord avec le marché actuel.

Dernièrement, une amie me faisait part de son énervement chaque fois qu’une lectrice de shôjo dit vouloir lire du shônen pour avoir droit à sa dose d’action. Sous-entendu qu’elle n’en trouverait pas dans les shôjo, sous-entendu que tous les manga pour filles sont des comédies romantiques naïves et mignonnes, et autres clichés. Pourtant, effectivement, les shôjo riches en action et en hémoglobine ne manquent pas ; ils sont juste plus difficiles à identifier, à plus forte raison sur le marché français. Je comprends que cela puisse vexer de constater que des titres aussi excellents que 7Seeds, Princesse Kaguya, ou Banana Fish ne fonctionnent pas dans notre langue – faute de réussir à trouver leur public – alors que dans le même temps, nombre de lecteurs/lectrices potentiels vont chercher du côté du shônen des ingrédients pourtant similaires.

Seulement, j’estime que c’est finalement plus compliqué que cela. Ces shôjo ont souvent un côté glauque qui peut rebuter, là où les shônen proposent généralement une violence avant tout physique – quand il y a de la violence – et un ton plus volontiers bon enfant. D’où le choix de se tourner vers eux.
Les filles lisent du shônen, c’est une réalité qui a toujours existé, et sans doute plus tangible que l’équation inverse (les hommes lisant des shôjo). Il existe un public, donc il faut offrir vendre à ce public ce qu’il souhaite. Se pose alors cette question fondamentale : comment créer des shônen pour les filles ? Donc un produit qui ressemble à n’importe quel shônen sur le marché – car c’est ce que recherche ce lectorat – mais qui attirera préférentiellement les filles ?
La solution, c’est le Shônen Girl.

Black Butler, Bloody Cross, Secret Service – Maison de Ayakashi, Pandora Hearts, tous ces shônen s’écoulent à plus de 10000 exemplaires par tome en France, et se situent donc largement dans la moyenne haute des ventes de manga dans notre pays. Points communs : ils ont tous été publiés par Square-Enix, ce sont tous des shônen, et leur lectorat est essentiellement féminin.
Autre point commun : une esthétique shôjo plus poussée que dans les autres shônen. Et cela se traduit particulièrement par l’apparition de l’archétype shôjo par excellence : le bishônen (beau gosse).
Caricatural ? Oui, mais il faut croire que ça marche. Et s’il est habillé en majordome, il y a des points bonus.
Ils sont malins les éditeurs de manga : des shôjo avec des bishônen – des mecs bien androgynes comme il faut – il suffit de se baisser pour en ramasser à la pelle. Mais des shônen avec des bishônen, c’est plus rare. J’ai déjà rencontré des filles qui n’avaient lu Fullmetal Alchemist que pour Roy Mustang ! Fullmetal Alchemist qui fût d’ailleurs publié dans le même magazine que Bloody Cross.

Je déteste véhiculer ces idées sexistes. Mais en l’occurrence, il faut bien regarder la réalité en face : ces shônen fonctionnent, et fort bien, grâce à un lectorat composé essentiellement de femmes, et recourent à une esthétique traditionnellement associée aux shôjo. Ce sont des shônen car ils en respectent les codes et parce qu’il s’agit de ce que ce lectorat souhaite lire, mais certains éléments ont tout-de-même été pensés pour attirer un public féminin ; la relation ambiguë entretenue par Ciel et Sebastian dans Black Butler (excellent titre au demeurant), même si la mangaka elle-même semble s’en moquer, est un de ces éléments.
A bien y regarder, le phénomène ne date pas forcément d’hier ; Terra e… ayant été écrit par une auteur spécialisée dans le shôjo, cela ne se ressent pas que dans son trait. Néanmoins, même si les auteurs de Shônen Girl sont des femmes, cela ne m’apparait pas comme un élément indissociable de cette catégorie ; à la même époque, Rumiko Takahashi écrivait un Urusei Yatsura loin d’être féminin.

Pour différencier le Shônen Girl du shônen traditionnel, c’est très simple :
¤ Si le héros ressemble à une fille et/ou à un chanteur de Jpop, c’est pour les femmes.
¤ Si le héros ressemble à un adolescent attardé et/ou à Freddy Mercury, c’est pour les hommes.
C’est facile, c’est comme les manga gay : les androgynes pour les filles, les armoires à glace poilues pour les mecs. Les stéréotypes ont la vie dur. Mais rien ne vous interdit de passer outre et de découvrir les productions qui n’ont pas été pensées pour vous en première intention. Je sais que les membres de la famille Joestar ne sont pas super sexy, il n’empêche que Jojo’s Bizarre Adventure, c’est vachement bien.
Le Shônen Girl représente donc une nouvelle réalité économique dans le paysage manga, preuve supplémentaire s’il en fallait que les frontières entre les catégories s’amenuisent, et que chacun pourra voir à l’intérieur ce qu’il veut. A tel point que cela ne vaut peut-être plus la peine de se prendre la tête avec ça.
A quand le Shôjo Boy ? Si c’est dessiné par Hirohiko Araki, je suis preneur.

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9 commentaires pour Le Shônen : le meilleur du manga au féminin

  1. Zankaze dit :

    « A quand le Shôjo Boy ? Si c’est dessiné par Hirohiko Araki, je suis preneur. »

    Je dis oui de toutes mes forces.
    D’abord parce que sinon, ce serait pas égalitaire, ensuite parce que j’aimerais voir ce qu’un homme pourrait faire en bonne histoire d’amour destinée à des hommes, et ensuite parce que si c’est fait avec un graphisme « adolescent attardé et/ou à Freddy Mercury », ça pourrait être énorme.

    Merci pour l’article, c’était vraiment intéressant.

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  2. Gemini dit :

    Les histoires d’amour destinées à des hommes existent déjà ; Orange Road, Video Girl Aï,… je ne suis pas forcément client, mais cela existe. Et la nouvelle tendance chez les éditeurs, c’est de les classer parmi les shôjo. Bon, pour l’instant, je n’ai trouvé qu’un cas, mais j’adore l’utiliser comme exemple.

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  3. a-yin dit :

    Ce qui me gêne le plus aujourd’hui, je trouve hein, c’est que tout est encore plus ciblé qu’avant. Ces histoires de shônen girl par exemple, chez Square Enix. Comme si on devait tous avoir chacun sa lecture, sa catégorie éditoriale, par tranche, par sexe etc… sans avoir trop de séries qui puissent rassembler les foules (bon y’a One Piece). Je fais la même critique aux vêtements de toute manière, trouver un t-shirt « unisexe » c’est mission, maintenant il y aura TOUJOURS l’équivalent « féminin » (ou rose, à paillettes, etc… évidemment, avec une forme moulante). Cette espèce d’illusion qu’on a l’égalité des sexes me semble encore plus perverse car c’est encore plus dur de faire accepter aux autres qu’aujourd’hui, dans un pays occidental comme la France, les inégalités existent encore. Il faut toujours cibler, mettre dans des cases, pour mieux vendre. Ce que j’aime chez Rumiko Takahashi, c’est qu’elle n’essaie pas d’être une cible, elle écrit véritablement pour tout le monde, chacun peut accrocher à ses histoires. Terra e, à l’époque, a, je crois, touché autant de jeunes filles que de jeunes garçons.

    Pour ce qui est de ces shônen avec des beaux mecs partout, je me demande si Minekura (Saiyuki, Wild Adapter) n’est pas une grande influence de tout cela. Saiyuki remonte très loin, et je me souviens que les filles qui aimaient beaucoup les shônen allaient vers cette direction. Seulement, il n’y en avait pas autant. Le mag comme Zero Sum a pas mal recruté des auteures ayant un trait super beau mais ayant envie de faire autre chose. Naked Ape en a fait partie d’ailleurs. Et après ces succès, je pense que Square Enix a fait ses moutures. Mais le précurseur est dans Minekura déjà, j’ai le sentiment.

    Oui, je sais que je m’énerve facilement ^^ . Mais je comprends ton explication: il y a en effet une légereté dans les shônen d’action, qu’on ne trouve pas forcément dans les shôjo d’action. Quoique je n’en ai pas lus assez de shôjo d’action, à part ceux qui me plaisent énormément. Parce que Fushigi Yugi, par exemple, ça respire quand même beaucoup de bonne humeur 🙂 .

    Quant à Araki, on a eu un délire avec des mata-webien: à quand une prépublication de Jojo’s Bizarre Adventure dans Têtu??? Vu le graphisme et les mecs avec des poses assez lascives, on aurait eu un public xD. OK je sors…

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  4. Gemini dit :

    « Terra e, à l’époque, a, je crois, touché autant de jeunes filles que de jeunes garçons » >> Il me semble, oui. En tout cas, j’ai appris de la bouche même de Dai Sato que toute l’équipe de Eureka seveN était fan de ce manga, donc je suppose qu’il a marché auprès de tous les publics.

    Je pense aussi que Minekura Kazuya n’est pas étranger à ce succès du shônen pour filles. D’ailleurs, sa série Bus Gamer est publié par Tonkam dans leur fameuse collection Shônen Girl. J’ai hésité à mettre une couverture de Saiyuki dans l’article, mais j’ai préféré me cantonner à du Square Enix, plus représentatif en terme de ventes.

    Et justement, comme tu parles de Fushigi Yugi, je trouve très intéressant de comparer ce manga au dernier de l’auteur, Arata, qui lui est un shônen. C’est un peu le jeu des 7 différences.

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    • a-yin dit :

      J’aimerais beaucoup lire Arata un jour, surtout que depuis Fushigi Yûgi déjà, Watase disait rêver de dessiner un shônen. Je les ai vus en bibliothèque, il faudra que je les emprunte, mais je suis dans une période très BD en ce moment, surtout les BD que j’ai ratées pour cause d’ « interdit bibliothèque » que je me suis fixée! Que de belles lectures!

      Minekura à l’époque, j’avais trouvé ça fort ce qu’elle faisait. A ce moment encore, je trouve, les femmes mangaka n’échappaient pas trop au « tu feras des shôjo », telles Watase qui voulait faire du shônen, ou encore Soryo qui aurait aimé faire du seinen. Puis Minekura a encore enfoncé certaines portes je dirais, même celles du shônen des années 2000 genre FMA ou Kekkaishi qui font un carton. Bon, et ça a été plus loin, maintenant, avec les shônen pour filles, lorsque l’on s’est enfin aperçu que de nombreuses filles lisaient des shônen pour les beaux garçons.

      Pour Terra e, je crois que même l’équipe qui a réalisé la série animée était complètement fan du manga.

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    • Bobo dit :

      C’est marrant de ne pas avoir mis Saiyuki parce que « Square Enix » puisque, avant de passer chez Ichijinsha avec sa suite S.Reload, Saiyuki a été chez Square Enix (ce qui va, en fait, dans le sens de cet article). :3

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  6. Zéfling dit :

    Tiens, marrant de tomber sur cet article… J’essaie de composer une base de données de manga, et j’ai souvent le problème : je le classe dans quoi : shōjo, shōnen, josei, seinen, etc. ? Surtout quand je vois que la fiche wiki jap dit shōnen que l’éditeur dit shōjo, ou encore quand je n’arrive pas à trouver le genre en japonais… Dès fois, le plus simple pour moi c’est de ne pas chercher à les mettre dans ce genre de case. Pas exemple, Yotsuba to!… pour moi ça ne rentre pas dans ce genre de case, il n’y a pas vraiment de public précis, pourtant je devrais le classe dans shōnen si j’en crois ce que j’ai trouvé… Pourtant un shōnen sans furigana ça m’a paraît toujours bizarre.

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    • Gemini dit :

      Ma philosophie, c’est que quitte à vouloir absolument utiliser des dénominations japonaises, il faut s’en tenir à la classification nippone. Même si elle n’est pas toujours cohérente ou que certains mangashi laissent le flou sur leur public cible – le même magazine fait à la fois Vagabond, Billy Bat, et Chi une Vie de Chat – à partir du moment où un éditeur veut employer les termes nippons, il doit assumer. Mais aucun ne le fait, c’est tellement pratique. Kana, par exemple, possède des collections « Seinen », « Shôjo », et « Shônen », mais aussi une collection « Dark » comprenant des titres qui devraient pourtant appartenir à une de ces trois catégories.

      Le fait est que le public veut ces dénominations nippones mais ne les comprend pas, d’où ces confusions. D’après Ahmed Agne, de Ki-oon, les Français donnent beaucoup plus d’importance à la classification que les Japonais, d’où l’impossibilité, parfois, de donner une classification clair, nette, et définitive.

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